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reste insensible et muet, abîmé dans la contemplation de l'ensemble, et dans les mille pensées qui sortent de chacun de ces débris. Voyage en Orient.

LE LIBAN.

Je me suis levé avec le jour : j'ai ouvert le volet de bois de cèdre, seule fermeture de la chambre où l'on dort dans ce beau climat. J'ai jeté mon premier regard sur la mer et sur la chaîne étincelante des côtes qui s'étendent en s'arrondissant depuis Bayruth jusqu'au cap Batroun, à moitié chemin de Tripoli.

Jamais spectacle de montagnes ne m'a fait une telle impression. Le Liban a un caractère que je n'ai vu ni aux Alpes ni au Taurus; c'est le mélange de la sublimité imposante des lignes et des cimes avec la grâce des détails et la variété des couleurs; c'est une montagne solennelle comme son nom; ce sont les Alpes sous le ciel de l'Asie, plongeant leurs cimes aériennes dans la profonde sérénité d'une éternelle splendeur. Il semble que le soleil repose éternellement sur les angles dorés de ces crêtes; la blancheur éblouissante dont il les imprime se laisse confondre avec celle des neiges qui restent jusqu'au milieu de l'été sur les sommets les plus élevés. La chaîne se développe à l'œil dans une longueur de soixante lieues au moins, depuis le cap de Saïde, l'antique Sidon, jusqu'aux environs de Latakié où elle commence à décliner, pour laisser le mont Taurus jeter ses racines dans les plaines d'Alexandrette.

Tantôt les chaînes du Liban s'élèvent presque perpendiculairement sur la mer avec des villages et de grands monastères suspendus à leurs précipices; tantôt elles s'écartent du rivage, forment d'immenses golfes, laissent des marques verdoyantes ou des lisières de sable doré entre elles et les flots. Des voiles sillonnent ces golfes et vont aborder dans les nombreuses rades dont la côte est dentelée. La mer y est de la teinte la plus bleue et la plus sombre, et, quoiqu'il y ait presque toujours de

la houle, la vague qui est grande et large, roule à vastes plis sur les sables et réfléchit les montagnes comme une glace sans tache. Ces vagues jettent partout sur la côte un murmure sourd, harmonieux, confus, qui monte jusque sous l'ombre des vignes et des caroubiers, et qui remplit les campagnes de vie et de sonorité. A ma gauche la côte de Bayruth était basse; c'était une continuité de petites langues de terre tapissées de verdure et garanties seulement du flot par une ligne de rochers et d'écueils couverts pour la plupart de ruines antiques. Plus loin, des collines de sable rouge comme celui des déserts d'Egypte, s'avancent comme un cap, et servent de reconnaissance aux marins; au sommet de ce cap, on voit les larges cimes en parasol d'une forêt de pins d'Italie, et l'œil glissant entre leurs troncs disséminés, va se reposer sur les flancs d'une autre chaîne du Liban et jusque sur le promontoire avancé qui portait Tyr (aujourd'hui Sour).

Quand je me retournais du côté opposé à la mer, je voyais les hauts minarets des mosquées, comme des colonnettes isolées, se dresser dans l'air bleu et ondoyant du matin, les forteresses moresques qui dominent la ville et dont les murs lézardés donnent racine à une forêt de plantes grimpantes, de figuiers sauvages et de giroflées; puis les crénelures ovales des murs de défense; puis les cimes égales des campagnes plantées de mûriers; ça et là les toits plats et les murailles blanches des maisons de campagne ou des chaumières des paysans syriens; et enfin au-delà les pelouses arrondies des collines de Bayruth, portant toutes des édifices pittoresques, des couvents grecs, des couvents maronites, des mosquées ou des santons, et revêtues de feuillage et de culture comme les plus fertiles collines de Grenoble ou de Chambéry. Pour fond à tout cela, toujours le Liban ; le Liban prenant mille courbes, se groupant en gigantesques masses, et jetant ses grandes ombres, ou faisant étinceler ses hautes neiges sur toutes les scènes de cet horizon. Voyage en Orient.

PORTRAIT DE LOUIS XVI.

Le roi Louis XVI n'avait alors (1793) que trente-sept ans; ses traits étaient ceux de sa race, un peu alourdis par le sang allemand de sa mère, princesse de la maison de Saxe. De beaux yeux bleus largement ouverts, plus limpides qu'éblouissants, un front arrondi fuyant en arrière, un nez romain mais dont les narines molles et lourdes altéraient un peu l'énergie de la forme aquiline, une bouche souriante et gracieuse dans l'expression, des lèvres épaisses mais bien découpées, une peau fine, une carnation riche et colorée quoiqu'un peu flasque, la taille courte, le corps gras, l'attitude timide, la marche incertaine, au repos un balancement inquiet du corps portant alternativement sur une hanche et sur l'autre sans avancer, soit que ce mouvement fut contracté en lui par cette habitude d'impatience qui saisit les princes forcés à donner de longues audiences, soit que ce fut le signe physique du perpétuel balancement d'un esprit indécis; dans la personne une expression de bonhomie peu royale qui prêtait autant au premier coup d'œil à la moquerie qu'à la vénération, et que ses ennemis travestirent avec une perversité impie pour montrer au peuple dans les traits du prince le symbole des vices qu'ils voulaient immoler dans la royauté; en tout quelque ressemblance avec la physionomie impériale des derniers césars à l'époque de la décadence des choses et des races: la douceur d'Antonin dans l'obésité de Vespasien; voilà l'homme.

Ce jeune prince avait été élevé dans une séquestration de la cour de son aïeul. Cette atmosphère qui avait infecté tout le siècle de Louis XV n'avait pas atteint son héritier. Pendant que Louis XV changeait sa cour en lieu suspect, son petit-fils, élevé dans un coin du palais de Meudon par des maîtres pieux et éclairés, grandissait dans le respect de son rang, dans la terreur du trône, et dans un amour religieux du peuple qu'il était appelé à gouverner. L'âme de Fénelon semblait avoir traversé deux générations de rois, dans ce palais où il avait élevé le duc de Bourgogne, pour inspirer encore l'éducation de

son descendant. Ce qui était le plus près du vice couronné sur le trône était peut-être ce qu'il y avait de plus pur en France. Si le siècle n'eut pas été aussi dissolu que le roi, il aurait tourné là son amour. Il en était venu jusqu'à ce point de corruption où la pureté paraît un ridicule, et où on réserve le mépris pour la pudeur.

Marié à seize ans à une fille de Marie-Thérèse d'Autriche, le jeune prince avait continué jusqu'à son avénement au trône cette vie de recueillement domestique, d'étude et d'isolement. Une paix honteuse assoupissait l'Europe. La guerre, cet exercice des princes, n'avait pas pu le former au contact des hommes et à l'habitude du commandement. Les champs de bataille, qui sont le théâtre de ces grands acteurs, ne l'avaient jamais exposé aux regards de son peuple. Aucun prestige, excepté celui de sa naissance, ne jaillissait de lui. L'horreur qu'on avait pour son aïeul fit seul sa popularité. Il eut l'estime de son peuple, jamais sa faveur. Probe et instruit il appela à lui la probité et les lumières dans la personne de Turgot. Mais, avec le sentiment philosophique de la nécessité des réformes, le prince n'avait que l'âme du réformateur: il n'en avait ni le génie ni l'audace. Ses hommes d'état pas plus que lui. Ils soulevaient toutes les questions sans les déplacer : ils accumulaient les tempêtes sans leur donner une impulsion. Les tempêtes devaient finir par se tourner contre eux. Dieu qui avait donné beaucoup d'hommes de bruit à ce règne, lui avait refusé un homme d'état; tout était promesses et déception. La cour criait, l'impatience saisit la nation, les oscillations devenaient convulsives: assemblée des notables, états-généraux, assemblée nationale, tout avait éclaté entre les mains du roi, une révolution était sortie de ses bonnes intentions plus ardente et plus irritée que si elle était sortie de ses vices. Aujourd'hui le roi avait cette révolution en face dans l'assemblée nationale; dans ses conseils aucun homme capable, non pas seulement de lui résister, mais de la comprendre. Les hommes vraiment forts aimaient mieux être les ministres populaires de la nation que les boucliers du roi au moment où nous

sommes.

Le roi, sans organe, sans attributions et sans force,

n'avait que l'odieuse responsabilité de l'anarchie. Il était le but contre lequel tous les partis dirigeaient la haine ou la fureur du peuple. Il avait le privilége de toutes les accusations. Pendant que du haut de la tribune, Mirabeau, Barnave, Pétion, Lameth, Robespierre menaçaient éloquemment le trône, des pamphlets infâmes, des journaux factieux, peignaient le roi sous les traits d'un tyran mal enchaîné qui s'abrutissait dans le vin, qui s'asservissait aux caprices d'une femme déhontée, et qui conspirait au fond de son palais avec les ennemis de la nation. Dans le sentiment sinistre de sa chute accélérée, la vertu stoïque de ce prince suffisait au calme de sa conscience, mais ne suffisait pas à ses résolutions. Au sortir de son conseil des ministres, où il accomplissait loyalement les conditions constitutionnelles de son rôle, il cherchait, tantôt dans l'amitié de serviteurs dévoués, tantôt dans la personne de ses ennemis mêmes admis furtivement à ses confidences, des inspirations plus intimes. Les conseils succédaient aux conseils, et se contredisaient dans son oreille comme leurs résultats se contredisaient dans ses actes. Ses ennemis lui suggéraient des concessions et lui promettaient une popularité qui s'enfuyait de leurs mains dès qu'ils voulaient la lui livrer. La cour lui prêchait la force qu'elle n'avait que dans ses rêves; la reine, le courage qu'elle se sentait dans l'âme; les intrigants, la corruption; les timides, la fuite: il essayait tour-à-tour et tout à la fois tous ces partis. Aucun n'était efficace : le temps des résolutions utiles était passé.

La crise était sans remède. Entre la vie et le trône, il fallait choisir. En voulant tenter de conserver tous les deux, il était écrit qu'il perdrait l'un et l'autre.

Quand on se place par la pensée dans la situation de Louis XVI, et qu'on se demande quel est le conseil qui aurait pu le sauver, on cherche et on ne trouve pas. Il y a des circonstances qui enlacent tous les mouvements d'un homme dans un tel piége que, quelque direction qu'il prenne, il tombe dans la fatalité de ses fautes ou dans celle de ses vertus. Louis XVI en était là. Toute la dépopularisation de la royauté en France, toutes les fautes des administrations précédentes, tous les vices des

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