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des soldats de police russes l'attiser avec des lances goudronnées. Ici, des obus perfidement placés venaient d'éclater dans les poêles de plusieurs maisons; ils avaient blessé les militaires qui se pressaient autour. Alors, se retirant dans des quartiers encore debout, ils étaient allés se choisir d'autres asiles; mais, près d'entrer dans ces maisons toutes closes et inhabitées, ils avaient entendu en sortir une faible explosion; elle avait été suivie d'une légère fumeé, qui aussitôt était devenue épaisse et noire, puis rougeâtre, enfin couleur de feu, et bientôt l'édifice entier s'était abîmé dans un gouffre de flammes.

Tous avaient vu des hommes d'une figure atroce, couverts de lambeaux, et des femmes furieuses errer dans ces flammes, et compléter une épouvantable image de l'enfer. Ces misérables, enivrés de vin et du succès de leurs crimes, ne daignaient plus se cacher; ils parcouraient triomphalement ces rues embrasées; on les surprenait armés de torches, s'acharnant à propager l'incendie: il fallait leur abattre les mains à coups de sabre pour leur faire lâcher prise. On se disait que ces bandits avaient été déchaînés par les chefs russes pour brûler Moscou ; et qu'en effet, une si grande, une si extrême résolution, n'avait pu être prise que par le patriotisme, et exécutée que par le crime.

Aussitôt l'ordre fut donné de juger et de fusiller sur place tous les incendiaires. L'armée était sur pied. La vieille garde, qui tout entière occupait une partie du Kremlin, avait pris les armes; les bagages, les chevaux tout chargés, remplissaient les cours; nous étions mornes d'étonnement, de fatigue, et du désespoir de voir périr un si riche cantonnement. Maîtres de Moscou, il fallait donc aller bivouaquer sans vivres à ses portes!

Pendant que nos soldats luttaient encore avec l'incendie, et que l'armée disputait au feu cette proie, Napoléon, dont on n'avait pas osé troubler le sommeil pendant la nuit, s'était éveillé à la double clarté du jour et des flammes. Dans son premier mouvement, il s'irrita, et voulut commander à cet élément: mais bientôt il fléchit, et s'arrêta devant l'impossibilité. Surpris, quand il a frappé au cœur d'un empire, d'y trouver un autre sentiment que celui de

la soumission et de la terreur, il se sent vaincu et surpassé en détermination.

Cette conquête pour laquelle il a tout sacrifié, c'est comme un fantôme qu'il a poursuivi, qu'il a cru saisir, et qu'il voit s'évanouir dans les airs en tourbillons de fumée et de flammes. Alors une extrême agitation s'empare de lui; on le croirait dévoré des feux qui l'environnent. A chaque instant, il se lève, marche et se rassied brusquement. Il parcourt ses appartements d'un pas rapide; ses gestes courts et véhéments décèlent un trouble cruel: il quitte, reprend, et quitte encore un travail pressé, pour se précipiter à ses fenêtres et contempler les progrès de l'incendie. De brusques et brèves exclamations s'échappent de sa poitrine oppressée. "Quel effroyable spectacle! Ce sont eux-mêmes! Tant de palais! Quelle résolution extraordinaire! Quels hommes! Ce sont des Scythes!"

Entre l'incendie et lui se trouvait un vaste emplacement désert, puis la Moscova et ses deux quais ; et pourtant les vitres des croisées contre lesquelles il s'appuie sont déjà brûlantes, et le travail continuel des balayeurs, placés sur les toits de fer du palais, ne suffit pas pour écarter les nombreux flocons de feu qui cherchent à s'y poser.

En cet instant, le bruit se répand que le Kremlin est miné; des Russes l'ont dit, des écrits l'attestent; quelques domestiques en perdent la tête d'effroi: les militaires attendent impassiblement ce que l'ordre de l'empereur et leur destin décideront, et l'empereur ne répond à cette alarme que par un sourire d'incrédulité.

Mais il marche encore convulsivement, il s'arrête à chaque croisée, et regarde le terrible élément victorieux dévorer avec fureur sa brillante conquête; se saisir de tous les ponts, de tous les passages de sa forteresse, le cerner, l'y tenir comme assiégé; envahir à chaque minute les maisons environnantes; et, le resserrant de plus en plus, le réduire enfin à la seule enceinte du Kremlin.

Déjà nous ne respirions plus que de la fumée et des cendres. La nuit approchait, et allait ajouter son ombre à nos dangers; le vent d'équinoxe, d'accord avec les Russes, redoublait de violence. On vit alors accourir le roi de Naples et le prince Eugène : ils se joignirent au prince

de Neufchâtel, pénétrèrent jusqu'à l'empereur, et là, de leurs prières, de leurs gestes, à genoux, ils le pressent, et veulent l'arracher de ce lieu de désolation. Ce fut en vain.

Napoléon, maître enfin du palais des czars, s'opiniâtrait à ne pas céder cette conquête, même à l'incendie, quand tout-à-coup un cri, "Le feu est au Kremlin!" passe de bouche en bouche, et nous arrache à la stupeur contemplative qui nous avait saisis. L'empereur sort pour juger le danger. Deux fois le feu venait d'être mis et éteint dans le bâtiment sur lequel il se trouvait; mais la tour de l'arsenal brûle encore. Un soldat de police vient d'y être trouvé. On l'amène, et Napoléon le fait interroger devant lui. C'est ce Russe qui est l'incendiaire: il a exécuté sa consigne au signal donné par son chef. Tout est donc voué à la destruction, même le Kremlin antique et sacré.

Cet incident avait décidé Napoléon. Il descend rapidement cet escalier du nord, fameux par le massacre des Strélitz, et ordonne qu'on le guide hors de la ville à une lieue sur la route de Pétersbourg, vers le château impérial de Pétrowski.

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Mais nous étions assiégés par un océan de flammes elles bloquaient toutes les portes de la citadelle, et repoussèrent les premières sorties qui furent tentées. Après quelques tâtonnements, on découvrit, à travers les rochers, une poterne qui donnait sur la Moscova. Ce fut par cet étroit passage que Napoléon, ses officiers et sa garde, parvinrent à s'échapper du Kremlin. Mais qu'avaient-ils gagné à cette sortie? Plus près de l'incendie, ils ne pouvaient ni reculer, ni demeurer; et comment avancer, comment s'élancer à travers les vagues de cette mer de feu? Ceux qui avaient parcouru la ville, assourdis par la tempête, aveuglés par les cendres, ne pouvaient plus se reconnaître puisque les rues disparaissaient dans la fumée et sous les décombres.

Il fallait partout se hâter. A chaque instant croissait autour de nous le mugissement des flammes. Une seule rue étroite, tortueuse et toute brûlante, s'offrait plutôt comme l'entrée que comme la sortie de cet enfer. L'empereur s'élança à pied et sans hésiter dans ce dangereux passage. Il s'avança au travers du pétillement

de ces brasiers, au bruit du craquement des voûtes et de la chute des poutres brûlantes et des toits de fer ardent qui croulaient autour de lui. Ces débris embarrassaient ses pas. Les flammes, qui dévoraient avec un bruissement impétueux les édifices entre lesquels il marchait, dépassant leur faîte, fléchissaient alors sous le vent et se recourbaient sur nos têtes. Nous marchions sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu ! Une chaleur pénétrante brûlait nos yeux, qu'il fallait cependant tenir ouverts et fixés sur le danger. Un air dévorant, des cendres étincelantes, des flammes détachées embrasaient notre respiration courte, sèche, haletante, et déjà presque suffoquée par la fumée. Nos mains brûlaient en cherchant à garantir notre figure d'une chaleur insupportable, et en repoussant les flammèches qui couvraient à chaque instant et pénétraient nos vête

ments.

Dans cette inexprimable détresse, et quand une course rapide paraissait notre seul moyen de salut, notre guide incertain et troublé s'arrêta. Là, se serait peut-être terminée notre vie aventureuse si des pillards du premier corps n'avaient point reconnu l'empereur au milieu de ces tourbillons de flammes; ils accoururent, et le guidèrent vers les décombres fumants d'un quartier réduit en cendres dès le matin.

Pour échapper à cette vaste région de maux, il fallut encore qu'il dépassât un long convoi de poudre qui défilait au travers de ces feux. Ce ne fut pas son moindre

danger, mais ce fut le dernier, et l'on arriva avec la nuit à Pétrowski. Histoire de la grande armée.

L

BARANTE.

PROSPER-BRUGIÈRE, baron de BARANTE, membre de l'Académie française, député, pair de France, est né à Riom en 1782.

M. de Barante occupe une place éminente parmi nos historiens et nos critiques. Nous avons de lui une excellente Histoire des Ducs de Bourgogne, son chef-d'oeuvre; un Tableau de la littérature au dixhuitième siècle, des Mélanges d'histoire et de littérature.

DÉMENCE DE CHARLES VI.

ON était alors au commencement d'août, dans les jours les plus chauds de l'année. Le soleil était ardent, surtout dans ce pays sablonneux. Le roi était à cheval, vêtu de l'habillement court et étroit qu'on nommait une jacque; le sien était en velours noir, et l'échauffait beaucoup. Il avait sur la tête un chaperon de velours écarlate, orné d'un chapelet de grosses perles que lui avait donné la reine à son départ. Derrière lui étaient deux pages à cheval; l'un portait un de ces beaux casques légers et polis qu'on fabriquait alors à Montauban; l'autre tenait une lance, dont le fer avait été donné au roi par le sire de La Rivière, qui l'avait rapporté de Toulouse, où on les forgeait mieux que nulle part ailleurs. Pour ne pas incommoder le roi par la poussière et la chaleur, on le laissait marcher ainsi presque seul. Le duc de Bourgogne et le duc de Berri étaient à gauche, quelques pas en avant, conversant ensemble. Le duc d'Orléans, le duc de Bourbon, le sire de Coucy et quelques autres étaient aussi en avant, formant un groupe. Par derrière, les sires de Navarre, d'Albret, de Bar, d'Artois, et beaucoup d'autres formaient une assez grande troupe.

On cheminait en cet équipage, et l'on venait d'entrer dans la grande forêt du Mans, lorsque tout-à-coup sortit de derrière un arbre, au bord de la route, un grand homme, la tête et les pieds nus, vêtu d'une méchante souquenille blanche. Il s'élança et saisit le cheval du roi par la bride:

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