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vue; à mesure qu'il marche, l'horizon se recule et l'univers s'agrandit; de même les projets ne se peuvent borner. N'en faisons donc plus; ils n'ont d'autre avantage que de me créer de nouveaux besoins, en m'offrant de nouvelles espérances. M'affligerais-je de voir mon argent dépensé si je ne l'eusse destiné à acheter une glace dont je n'ai que faire, et un habit dont je peux me passer? Ma journée perdue me paraîtrait-elle un malheur si je n'eusse fait le projet de donner demain à l'imprimeur une feuille qu'il peut attendre? Mais quand l'aura-t-il ? Quand je pourrai. Quand acheterai-je mon habit? Quand il me reviendra de l'argent. Le nécessaire est si peu de chose! Je ne veux plus me faire une contrainte de mes propres fantaisies. Libre, exempt de besoins, je verrai, sans m'inquiéter, l'argent s'en aller, la vie s'écouler, car je ne les aurai pas destinés à autre chose.

Quoi! ma vie ne serait destinée à rien ! mes actions seraient sans but et ma volonté sans motif! Je pourrai revenir à petits pas chez moi, sans crainte d'y jamais arriver trop tard! Ah! quels pas seront assez lents si je dois marcher sans empressement vers un but, et y arriver sans plaisir ! Je pourrai me livrer à mes fantaisies, sans qu'un besoin plus vif les borne ou les dirige! Et quelles fantaisies peuvent valoir des besoins? quel plaisir pareil à celui d'obtenir ce qu'on a désiré, de posséder ce dont on sentait la privation? N'en parlons plus; riche ou pauvre, je veux attendre avec impatience, voir arriver avec joie le terme où je touche mes revenus, avec agitation la fin de chaque jour, de chaque mois, de chaque année. Je veux regretter le temps qui s'est écoulé, être avare de celui qui s'écoule, sans repos sur celui qui m'échappe. Riche ou pauvre, je dois être actif, agissant, agité, troublé de craintes, bercé d'espérances. Je dois l'être, je le suis, et je le serai, puisque la Providence, qui ne veut pas que nous courions le risque de nous ennuyer jamais, nous à fait la grâce de pouvoir manquer de tout avec cent mille livres de rente, et suer de fatigue sans avoir rien à faire. Conseils de morale.

SÉGUR.

PHILIPPE, comte de SÉGUR, ancien pair de France, est né à Paris en 1780. Il embrassa, jeune encore, la carrière des armes, et se distingua dans les campagnes de l'empire. Nous devons à M. de Ségur plusieurs ouvrages historiques, dont le plus important est l'Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant la campagne de Russie, où il fut lui-même témoin de la plupart des scènes qu'il raconte

MOSCOU AVANT SON INCENDIE.

Moscou, justement nommé par ses poètes, Moscou aux coupoles dorées, était un vaste et bizarre assemblage de deux cent quatre-vingt-quinze églises et de quinze cents châteaux, avec leurs jardins et leurs dépendances. Ces palais de briques et leurs parcs, entremêlés de jolies maisons de bois et même de chaumières, étaient dispersés sur plusieurs lieues carrées d'un terrain inégal; ils se groupaient autour d'une forteresse élevée et triangulaire, dont la vaste et double enceinte, d'une demi-lieue de pourtour, renfermait encore, l'une, plusieurs palais, plusieurs églises et des espaces incultes et rocailleux; l'autre, un vaste bazar, ville de marchands, où les richesses des quatre parties du monde brillaient réunies.

Ces édifices, ces palais, et jusqu'aux boutiques, étaient tous couverts d'un fer poli et coloré; les églises, chacune surmontée d'une terrasse et de plusieurs clochers que terminaient des globes d'or, puis le croissant, enfin la croix, rappelaient l'histoire de ce peuple: c'était l'Asie et sa religion, d'abord victorieuse, ensuite vaincue, et enfin le croissant de Mahomet, dominé par la croix du Christ.

Un seul rayon de soleil faisait étinceler cette ville superbe de mille couleurs variées! A son aspect le voyageur enchanté s'arrêtait ébloui. Elle lui rappelait ces prodiges, dont les poètes orientaux avaient amusé son enfance. S'il pénétrait dans son enceinte, l'observation augmentait encore son étonnement; il reconnaissait aux nobles les usages, les mœurs, les différents langages de l'Europe moderne, et la riche et légère élégance de

ses vêtements. Il regardait avec surprise le luxe et la forme asiatiques de ceux des marchands; les costumes grecs du peuple, et leurs longues barbes. Dans les édifices, la même variété le frappait; et tout cela cependant empreint d'une couleur locale et parfois rude, comme il convient à la Moscovie.

Enfin, quand il observait la grandeur et la magnificence de tant de palais, les richesses dont ils étaient ornés; le luxe des équipages; cette multitude d'esclaves et de serviteurs empressés, et l'éclat de ces spectacles magnifiques, le fracas de ces festins, de ces fêtes, de ces joies somptueuses, qui sans cesse y retentissaient, il se croyait transporté au milieu d'une ville de rois, dans un rendez-vous de souverains, venus avec leurs usages, leurs mœurs et leur suite, de toutes les parties du monde.

Ce n'étaient pourtant que des sujets, mais des sujets, riches, puissants; des grands, orgueilleux d'une noblesse antique, forts de leur nombre, de leur réunion, d'un lien général de parenté, contracté pendant les sept siècles de durée de cette capitale. C'étaient des seigneurs fiers de leur existence au milieu de leurs vastes possessions; car le territoire presque entier du gouvernement de Moscou leur appartient, et ils y règnent sur un million de serfs. Enfin, c'étaient des nobles, s'appuyant, avec un orgueil patriotique et religieux, "sur le berceau et le tombeau de leur noblesse:" car c'est ainsi qu'ils appellent Moscou. Histoire de la grande armée.

INCENDIE DE MOSCOU

(14 SEPTEMBRE 1812.)

NAPOLÉON n'entra qu'avec la nuit dans Moscou. Il s'arrêta dans une des premières maisons du faubourg de Dorogomilow. Ce fut là qu'il nomma le maréchal Mortier, gouverneur de cette capitale. "Surtout," lui dit-il, "point de pillage! Vous m'en répondrez sur votre tête. Défendez Moscou envers et contre tous."

Cette nuit fut triste: des rapports sinistres se succédaient. Il vint des Français, habitants de ce pays, et

même un officier de la police russe, pour dénoncer l'incendie. Il donna tous les détails de ses préparatifs. L'empereur ému cherche vainement quelque repos. A chaque instant il appelait, et se faisait répéter cette fatale nouvelle. Cependant il se retranchait encore dans son incrédulité, quand, vers deux heures du matin, il apprit que le feu éclatait.

C'était au palais marchand, au centre de la ville, dans son plus riche quartier. Aussitôt il donne des ordres, il les multiplie. Le jour venu, lui-même y court, il menace la jeune garde et Mortier. Ce maréchal lui montre des maisons couvertes de fer; elles sont toutes fermées, encore intactes, et sans la moindre effraction; cependant une fumée noire en sort déjà. Napoléon tout pensif entre dans le Kremlin.

A la vue de ce palais, à la fois gothique et moderne des Romanof et des Rurick, de leur trône encore debout, de cette croix du grand Yvan, et de la plus belle partie de la ville que le Kremlin domine, et que les flammes, encore renfermées dans le bazar, semblent devoir respecter, il reprend son premier espoir. Son ambition est flattée de cette conquête; on l'entend s'écrier: "Je suis donc enfin dans Moscou, dans l'antique palais des czars! dans le Kremlin !" il en examine tous les détails avec un orgueil curieux et satisfait.

Toutefois il se fait rendre compte des ressources que présente la ville; et, dans ce court moment, tout à l'éspérance, il écrit des paroles de paix à l'empereur Alexandre. Un officier supérieur ennemi venait d'être trouvé dans le grand hôpital; il fut chargé de cette lettre. Ce fut à la sinistre lueur des flammes du bazar que Napoléon l'acheva, et que partit le Russe. Celui-ci dut porter la nouvelle de ce désastre à son souverain, dont cet incendie fut la seule réponse.

Le jour favorisa les efforts du duc de Trévise; il se rendit maître du feu. Les incendiaires se tinrent cachés. On doutait de leur existence. Enfin, des ordres sévères étant donnés, l'ordre rétabli, l'inquiétude suspendue, chacun alla s'emparer d'une maison commode ou d'un palais somptueux, pensant y trouver un bien-être acheté par de si longues et de si excessives privations.

Deux officiers s'étaient établis dans un des bâtiments du Kremlin. De là, leur vue pouvait embrasser le nord et l'ouest de la ville. Vers minuit, une clarté extraordinaire les réveille. Ils regardent, et voient des flammes remplir des palais, dont elles illuminent d'abord et font bientôt écrouler l'élégante et noble architecture. Ils remarquent que le vent du nord chasse directement ces flammes sur le Kremlin, et s'inquiètent pour cette enceinte, où reposaient l'élite de l'armée et son chef. Ils craignent aussi pour toutes les maisons environnantes, où nos soldats, nos gens et nos chevaux, fatigués et repus, sont sans doute ensevelis dans un profond sommeil. Déjà des flammèches et des débris ardents volaient jusque sur les toits du Kremlin, quand le vent du nord, tournant vers l'ouest, les chassa dans une autre direction.

Enfin le jour, un jour sombre, parut; il vint s'ajouter à cette grande horreur, la pâlir, lui ôter son éclat. Beaucoup d'officiers se réfugièrent dans les salles du palais. Les chefs, et Mortier lui-même, vaincus par l'incendie, qu'ils combattaient depuis trente-six heures, y vinrent tomber d'épuisement et de désespoir.

Ils se taisaient, et nous nous accusions. Il semblait à la plupart que l'indiscipline et l'ivresse de nos soldats avaient commencé ce désastre, et que la tempête l'achevait. Nous nous regardions nous-mêmes avec une espèce de dégoût. Le cri d'horreur qu'allait jeter l'Europe nous effrayait. On s'abordait les yeux baissés, consternés d'une si épouvantable catastrophe: elle souillait notre gloire; elle nous en arrachait le fruit; elle menaçait notre existence présente et à venir; nous n'étions plus qu'une armée de criminels dont le ciel et le monde civilisé devaient faire justice. On ne sortait de cet abîme de pensées, et des accès de fureur qu'on éprouvait contre les incendiaires, que par la recherche avide des nouvelles, qui toutes commençaient à accuser les Russes seuls de ce désastre.

En effet des officiers arrivaient de toutes parts, tous s'accordaient. Dès la première nuit, celle du 14 au 15, un globe enflammé s'était abaissé sur le palais du prince Troubetskoï, et l'avait consumé; c'était un signal. Aussitôt le feu avait été mis à la Bourse; on avait aperçu

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