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sur un piédestal de granit. Les moines me reconnaissaient par les rapports de leurs Arabes, et me reçurent dans le couvent.

Je parcourus les cellules, le réfectoire, les chapelles. Les moines, rentrant du travail, étaient occupés dans la vaste cour à dételer les boeufs et les buffles: cette cour avait l'aspect d'une cour de grande ferme; elle était encombrée de charrues, de bétail, de fumier, de volailles, de tous les instruments de la vie rustique. Le travail se faisait sans bruit, sans cris, mais sans affectation de silence, et comme par des hommes doués d'une décence naturelle, mais non commandés par une règle sévère et inflexible. Les figures de ces hommes, douces, sereines, respiraient la paix et le contentement: aspect touchant d'une communauté de laboureurs. Quand l'heure du repas eut sonné, ils entrèrent au réfectoire, non pas tous ensemble, mais un à un, ou deux à deux, selon qu'ils avaient terminé plus tôt ou plus tard leur travail du moment. Ce repas consistait, comme tous les jours, en deux ou trois galettes de farine pétrie et séchée plutôt que cuite sur la pierre chaude; de l'eau et cinq olives confites dans l'huile on y ajoute quelquefois un peu de fromage ou de lait aigri: voilà toute la nourriture de ces cénobites; ils la prennent debout ou assis sur la terre. Tous les meubles de nos contrées leur sont inconnus. Après avoir assisté à leur dîner, et mangé nous-mêmes un morceau de galette, et bu un verre d'excellent vin du Liban que le supérieur nous fit apporter, nous visitâmes quelques-unes des cellules: elles sont toutes semblables. Une petite chambre de cinq ou six pieds carrés avec une natte de jonc et un tapis, voilà tous les meubles; quelques images de saints, clouées contre la muraille, une Bible arabe, quelques manuscrits syriaques, voilà toute la décoration. Une longue galerie intérieure, couverte en chaume, sert d'avenue à toutes ces chambres, La vue dont on jouit des fenêtres du monastère, et de presque tous ces monastères, est admirable; les premières pentes du Liban sous le regard, la plaine et le fleuve de Bayruth, les dômes aériens des forêts de pins tranchant sur l'horizon rouge du désert de sable, puis la mer encadrée partout dans ses caps, ses golfes, ses anses, ses rochers, avec les voiles blanches qui la traversent en tous sens,

voilà l'horizon qui est, sans cesse, sous les yeux de ces moines. Ils nous firent plusieurs présents de fruits secs et d'outres de vin, qui furent chargés sur les ânes, et nous les quittâmes pour revenir par un autre chemin à Bayruth.

Lamartine

LES ENFANTS DU NAUFRAGÉ

SUR les bords de la Seine, à Rouen, se promenait, silencieux et enveloppé dans un vaste manteau, un personnage dont toutes les manières, encore plus que le costume, annonçaient la distinction: il avait les yeux fixés sur une barque vers laquelle un jeune pêcheur, d'une figure intéressante, ramenait péniblement des filets. Résolu d'être utile à ce jeune homme, s'il avait les qualités que faisait supposer son heureuse physionomie, il attendit qu'il fut sorti de sa barque; et quand vint le soir, il prit le parti de l'accompagner, en se tenant à une certaine distance en arrière, jusqu'à sa demeure. Il n'en fut pas remarqué; lorsque le jeune homme entra, le personnage au manteau demeura aux aguets autour de la cabane, dont la porte était demeurée ouverte : il put entendre un moment ce dont on y parlait.

"Assieds-toi ici, près de moi et de ta sœur, mon pauvre Pierre," disait une vieille femme; "assieds-toi, ton front est tout en nage! O merci, merci, mon fils! Dieu ne peut manquer de bénir tôt ou tard l'enfant qui travaille ainsi pour sa famille; mais je ne veux pas que tu te fatigues à ce point; il faut te ménager des forces pour l'avenir." "Pauvre mère! pauvre sœur! répondait le jeune homme, ce n'est pas la vigueur qui me manque, quand il s'agit do vous." "Tu es triste, plus triste que d'ordinaire," dirent ensemble la mère et la fille "la pêche a-t-elle été heureuse aujourd'hui ?" "Moins que de coutume," répondit-il. "Moins heureuse, et pourquoi donc ?" demanda la vieille femme; "il me semblait que le ciel et l'ondo avaient été propices." "C'est vrai," répondit Pierre ; "mais depuis quelques jours j'ai quelque chose ici et là (il

montrait à la fois sa tête et son cœur), quelque chose qui me préoccupe, qui me dit, ma mère, que pour vous, pour ma sœur, et pour moi, l'heure approche où je dois me créer un sort moins misérable et moins précaire." "Pas d'ambition, mon fils." "Oh! non, non, ma mère, pas d'ambition telle que vous la craignez pour moi, pas de cette ambition qui n'élève à la fortune qu'en sacrifiant la probité, la justice, et l'honneur; mais un désir bien naturel, de vous rétablir dans la position que vous occupiez autrefois, et que vous n'auriez jamais dû perdre: une volonté sainte et profonde de laisser intacte et pure la mémoire de mon père, en acquittant les dettes qui lui ont été imposées par l'adversité; voilà ce qui, depuis quelques jours, me tient des heures entières immobile auprès de mes filets."

Le crépuscule du soir avait déjà fait place à une obscurité complète que cet échange de paroles touchantes durait encore. Un feu de bois sec, auquel cuisaient quelques légumes destinés au repas de la veillée, répandait autour de l'âtre une demi-clarté qui dessinait vaguement sur les murs l'ombre des objets voisins.

En ce moment, le sombre profil d'un homme enveloppé d'un manteau s'esquissa sur la muraille. Pierre fit un mouvement comme s'il allait se lever de son siége; l'ombre disparut. "Avez-vous vu cette ombre?" demanda Pierre à sa mère et à sa sœur, en poussant, quoique sans effroi, la porte de sa demeure. "Nous n'avons rien vu," lui répondirent-elles. "Vous savez," reprit-il, "que je ne suis pas superstitieux; eh bien! j'ai néanmoins le pressentiment qu'à cette heure il se passe pour moi des choses d'où dépend le sort de ma vie. Il me semble que cette ombre est celle de mon père, qui revient pour me dire que l'honneur de sa mémoire m'est confié tout entier, à moi son fils."

Le sommeil du jeune homme fut agité, et plus d'une fois durant cette nuit, la mémoire de son père, l'avenir de sa famille, entrecoupèrent son rêve de soupirs et de pleurs.

A la pointe du jour, il se dirigea vers sa barque amarrée au rivage; il crut y apercevoir debout une forme humaine, la même à-peu-près que cette ombre qui s'était esquissée le soir sur la muraille. Il s'arrêta, frappé de cette ressem

blance; puis il raisonna et se persuada que ce pouvait être un effet de son imagination. Il fit quelques pas de plus, et reconnut pourtant que ce n'était point une illusion; un homme, les bras croisés sous un vaste manteau, se tenait sur la barque, immobile et plongeant du regard sur la côte, comme s'il attendait quelqu'un. Quand il eut aperçu Pierre: "Que ma présence ne vous empêche pas de prendre votre place dans cette barque, mon ami," dit l'inconnu d'une voix qui unissait à la dignité une expression pleine de bienveillance. Cette voix rassura quelque peu Pierre, qui demeurait indécis et attaché à la rive. Puis son courage reprenant entièrement le dessus: "Après tout," dit-il à l'inconnu, "je ne crois pas aux revenants, et assurément vous n'en êtes pas un." "Non, sans doute, mon ami,” reprit le personnage, à qui cette réflexion subite de Pierre fit venir un sourire sur les lèvres. "Cependant, cette ombre," reprit Pierre, "qui est apparue hier soir dans notre cabane, et qui était comme vous vêtue d'un manteau?" "Raison de plus, si elle était vêtue comme moi d'un manteau, pour que ce soit une réalité. Tenez, mon ami, je ne veux pas vous tenir plus longtemps en suspens," ajouta-t-il, "je vous dirai quelle est cette ombre. Mais d'abord, combien vous rapporte d'ordinaire une bonne journée de pêche? vingt-quatre livres, je suppose." "Vingt-quatre livres! c'est dix fois plus que je n'ai l'habitude de gagner," dit Pierre, hésitant à recevoir une si forte somme. "Allons, mon ami, ne faites pas difficulté d'accepter," continua l'homme au manteau, en glissant la pièce d'or dans la main du pêcheur.

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Pierre tourna ses regards vers la cabane où sa mère reposait encore, et, placant la pièce d'or sur son cœur: "Oh! merci, Monsieur," s'ecria-t-il avec effusion; " j'accepte pour celle qui m'a donné le jour. Ce présent servira à rendre moins dur le lit de ma vieille mère."

Des larmes d'attendrissement gagnaient déjà les yeux de l'inconnu. "Mon ami," dit-il, "je désirerais m'avancer un peu sur la rivière; conduisez-moi."

La barque avait pris le large; l'étranger, après avoir déclaré au jeune pêcheur que l'ombre qu'il avait remarquée la veille sur la muraille de sa cabane était bien la sienne, l'interrogea sur sa position présente et passée.

"Hélas! non,

"Vous n'avez plus de père, mon ami?"
Monsieur; cette perte a changé tout mon avenir.”

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"Il ne faut jamais désespérer du ciel," continua l'étranger, "il est fécond en ressources. Votre père avait donc connu l'aisance ?" "La richesse, Monsieur," répondit Pierre; "il équipait des navires au Havre-de-Grâce, et faisait à ses frais le commerce avec l'Amérique. Vinrent des jours et des nuits terribles, où les vents et les mers furent contraires à ses entreprises. Les navires périrent corps et biens. Alors il rassembla ses dernières ressources, et, sur le bâtiment d'un autre, avec une faible pacotille, il partit lui-même pour l'Amérique, afin de tenter un dernier effort. Il nous quitta en nous baignant de larmes, et promettant de revenir dans un an. Pendant son absence, ma mère fut réduite à travailler pour nous faire vivre, ma sœur et moi; mais l'espérance de revoir dans peu celui qu'elle attendait suffisait pour soutenir son courage. Un jour, ah! Monsieur, comment vous raconter cela! nous étions, ma sœur et moi, au bord de la mer, cherchant à l'horizon lointain si nous n'apercevrions pas la voile qui devait nous ramener notre père, et déjà, dans notre pressentiment filial, nous croyions la distinguer dans chacune de celles qui voguaient vers le Havre. Tout-àcoup, une affreuse tempête vint à s'élever; les flots amoncelés battaient avec fracas de leur écume les rochers et la plage; de toutes parts, des navires que l'on avait vus voguer tout à l'heure paisiblement, tiraient le canon de détresse ; l'un d'eux, celui qui était le plus rapproché du port, semblait prêt à s'abîmer sous des vagues qui, de leur sommet, le rejetaient dans un gouffre effrayant. Comme par un mouvement instinctif, ma sœur épouvantée agita son mouchoir du côté du navire en détresse, tandis que moi, les pieds baignés par l'onde furieuse, et prête à m'entraîner, j'étais tombé aux pieds de ma sœur, mêlant mon cri de désespoir à celui de sa terreur. Hélas! Monsieur, notre pressentiment ne nous avait point trompés. Du navire qui faisait le sujet de notre effroi, s'échappa un long cri d'horreur, suivi presque aussitôt d'un profond silence: il avait disparu sous les flots. Deux matelots seulement, qui parvinrent, après mille efforts, à sauver leurs jours, apportèrent le lendemain à notre mère l'affreuse

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