Page images
PDF
EPUB

n'ont-ils pas été dès le commencement condamnés à vivre de leur travail ? Dieu, dans sa bonté, nous a donné le pain de chaque jour, et combien ne l'ont pas ! un abri, et combien ne savent où se retirer! Il vous a, ma fille, donnée à moi: de quoi me plaindrais-je ?

A ces dernières paroles, la jeune fille, tout émue, tomba aux genoux de sa mère, prit ses mains, les baisa, et se pencha sur son sein en pleurant.

Et la mère, faisant un effort pour élever la voix: Ma fille, dit-elle, le bonheur n'est pas de posséder beaucoup, mais d'espérer et d'aimer beaucoup. Notre espérance n'est pas ici-bas, ni notre amour non plus; ou, s'il y est, ce n'est qu'en passant. Après Dieu, vous m'êtes tout en ce monde; mais ce monde s'évanouit comme un songe, et c'est pourquoi mon amour s'élève avec vous vers un autre monde. Quelque temps avant votre naissance, je priais un jour avec plus d'ardeur la vierge Marie; et elle m'apparut pendant mon sommeil, et il me semblait qu'avec un sourire céleste elle me présentait un petit enfant. Et je pris l'enfant qu'elle me présentait; et lorsque je le tins dans mes bras, la Vierge mère posa sur sa tête une couronne de roses blanches. Peu de mois après vous naquîtes, et la douce vision était toujours devant mes yeux. Ce disant, la femme aux cheveux blancs tressaillit, et serra sur son cœur la jeune fille.

A quelque temps de là, une âme sainte vit deux formes lumineuses monter vers le ciel, et une troupe d'anges les accompagnait; et l'air retentissait de leurs chants d'allégresse.

Lamennais.

DESCRIPTION DE LA BÉTIQUE.

LE fleuve Bétis coule dans un pays fertile, et sous un ciel doux qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des colonnes d'Hercule et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tarsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé

les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre dans les vallons et dans les campagnes unies y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau pays: mais les habitants, simples, et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses; ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme.

Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer; par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans; car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.

Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines et d'une merveilleuse blancheur: elles font le pain, apprêtent à manger; et ce travail leur est facile, car on ne vit en ce pays que de fruits ou de lait, rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées, les autres d'écorce d'arbres; elles font et lavent tous les habits de la famille, tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirables. Leurs habits sont aisés à faire; car, dans ce doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée,

et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.

Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le fer en œuvre; encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bâtissent jamais de maisons. C'est, disent-ils, s'attacher trop à la terre, que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se défendre des injures de l'air. Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Égyptiens, et chez tous les autres peuples bien policés, ils les détestent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse.

Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes: Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent: il tente ceux qui en sont privés de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais? Les hommes de ce pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? vivent-ils plus longtemps? Sont-ils plus unis entre eux? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables de plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur. Fénelon.

TRAIT DE DÉVOUEMENT DE DEUX NÈGRES.

IL était nuit, le ciel était serein; la mer était calme; et la goëlette les Six Sœurs, partie récemment des Séchelles

(Indes orientales), voguait rapidement vers l'Ile-deFrance.

Vingt-huit personnes étaient à bord du bâtiment; tout semblait leur promettre une traversée heureuse: l'air était balsamique et pur; le chant des matelots se mariait doucement au bruit des vagues; et le capitaine Hodout, tranquillement assis auprès de madame Malfit, une des passagères du bâtiment, devisait du pays natal.

Tout-à-coup à quelques pas d'eux, un cri de terreur est parti du milieu des ombres: une flamme brillante a jailli. Le feu, par une imprudence inexplicable, venait de prendre à la goëlette, et l'incendie se propageait avec une rapidité effrayante.

Tout ce que l'énergie humaine a de plus actif et de plus puissant est mis en œuvre, à l'instant même, pour com. battre l'affreux danger. Hélas! inutiles efforts! le vent venait de s'élever; l'horizon s'était obscurci; l'embrasement s'étendait vainqueur. La flamme monte, grossit, serpente, glisse, roule, et bientôt un cercle magnifique enveloppe le bâtiment: il brûle; il s'enfonce; il n'est plus.

C'était en avril 1819, aux jours variables du printemps. Un petit canot, échappé aux ravages de l'incendie, avait seul offert un dernier moyen de salut à l'équipage des Six Sœurs; les passagers s'y étaient précipités en désordre; ils s'y entassent pêle-mêle. O nouveau désespoir! ils s'aperçoivent que dans leur barque, trop petite pour les contenir tous, il ne restait plus assez de place au pilote pour agir et les arracher au naufrage, s'il s'élevait la moindre tempête; et déjà les flots mugissaient, et déjà grondait le tonnerre.

C'en est fait; la barque trop pleine, que nul bras ne peut diriger, va disparaître sous les vagues. Le capitaine et ses marins délibèrent à la hâte sur le parti à prendre. Quelques victimes sont nécessaires au salut général; il faut débarrasser l'embarquation des individus qui la surchargent: deux périront pour commencer; puis, s'il en faut plus, on verra. Mais qui sacrifier? qui choisir? Deux nègres esclaves prodiguaient les soins les plus touchants à madame Malfit, leur maîtresse, qui, mourante au fond du canot, tendait les bras à son enfant qu'une nourrice allaitait près d'elle. Les regards du capitaine et des

matelots se portent sur les noires figures: le choix des victimes est fait.

Mais comment jeter impunément à la mer ces vigoureux enfants du Sénégal, dont le corps pesant et les forces athlétiques opposeraient une vigoureuse résistance à des volontés homicides? Point de doute, ils se débattraient ; et une pareille lutte, au milieu d'un frêle bateau que le moindre mouvement peut submerger, ne tarderait pas à le livrer aux abîmes de l'onde. L'orage redoublait de violence: il n'y a pas de moments à perdre; une nouvelle décision est prise. Hodout, le sang glacé dans les veines, se couvre le visage de ses mains: les femmes et l'enfant périront.

Un nègre avait ouï la sentence; il frappe sur l'épaule de son frère de couleur; il échange à voix basse avec lui quelques paroles vives et brèves; puis, s'adressant à Madame Malfit:

-Lui et moi, dit-il, faire place. Maîtresse à nous revoir patrie.

Il se tourne vers le capitaine, et continue d'un ton solennel:

-Jure à nous de sauver maîtresse! et nous tout de suite

à la mer!

[ocr errors]

Oh! répond le chef attendri, je le jure, et devant Dieu lui-même

[ocr errors]

Non, interrompt Madame Malfit, que ces mots venaient d'éclairer; non, je n'accepte point ce dévouement admirable; mes nègres sont jeunes et braves, leur force peut vous secourir. Mais, moi inutile et à charge

.. je suis prête; une prière seulement! que mon enfant du moins soit sauvé!... qu'il soit le vôtre, capitaine!

La pauvre mère, tout en larmes, arrachant son fils au, sein de la nourrice, l'élevant en ce moment dans ses bras, et, à la lueur des éclairs, le présentait au chef du navire. Ah! passagers et matelots, adoptaient l'enfant de la

veuve.

-Pauvre petit! nous l'embrasser! s'écrient avec transports les deux nègres, en pressant de leurs noirs visages la blanche figure de l'enfant. Adieu! petit maî tre à là-haut.

Et du doigt ils montraient le ciel.

« PreviousContinue »