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sont en grand nombre dans l'Inde, et j'y rencontrais toujours quelque plante comestible qui avait survécu à la ruine de ses cultivateurs. Je voyageais ainsi de province en province, assuré de trouver partout ma subsistance dans les débris de l'agriculture. Quand je trouvais les semences de quelque végétal utile, je les ressemais, en disant: Si ce n'est pas pour moi ce sera pour d'autres. Je me trouvais moins misérable en voyant que je pouvais faire quelque bien. Il y avait une chose que je désirais passionnément, c'était d'entrer dans quelques villes. J'admirais de loin leurs remparts et leurs tours, le concours prodigieux de barques sur leurs rivières, et de caravanes sur leurs chemins, chargées de marchandises qui y abordaient de tous les points de l'horizon; les troupes de gens de guerre, qui y venaient monter la garde du fond des provinces; les marches des ambassadeurs avec leurs suites nombreuses, qui y arrivaient des royaumes étrangers pour y notifier des événements heureux, ou pour y faire des alliances. Je m'approchais le plus qu'il m'était permis de leurs avenues, contemplant avec étonnement les longues colonnes de poussière que tant de voyageurs y faisaient lever, et je tressaillais de désir à ce bruit confus qui sort des grandes villes, et qui, dans les campagnes voisines, ressemble au murmure des flots qui se brisent sur les rivages de la mer. Je me disais: Une congrégation d'hommes de tant d'états différents, qui mettent en commun leur industrie, leurs richesses, et leur joie, doit faire d'une ville un séjour de délices. Mais, s'il ne m'est pas permis d'en approcher pendant le jour, qui m'empêche d'y entrer pendant la nuit? Une faible souris, qui a tant d'ennemis, va et vient où elle veut à la faveur des ténèbres; elle passe de la cabane du pauvre dans les palais des rois. Pour jouir de la vie, il lui suffit de la lumière des étoiles; pourquoi me faut-il celle du soleil ?

C'était aux environs de Delhi que je faisais ces réflexions; elles m'enhardirent au point que j'entrai dans la ville avec la nuit: j'y pénétrai par la porte de Lahor. D'abord je parcourus une longue rue solitaire, formée, à droite et à gauche, de maisons bordées de terrasses, portées par des arcades, où sont les boutiques des marchands.

De distance à autre, je rencontrais de grands caravansérails bien fermés, et de vastes bazars ou marchés, où régnait le plus grand silence. En approchant de l'in térieur de la ville, je traversai le superbe quartier des omrhas, rempli de palais et de jardins situés le long de la Gemna. Tout y retentissait du bruit des instruments et des chansons des bayadères, qui dansaient sur les bords du fleuve à la lueur des flambeaux. Je me présentai à la porte d'un jardin pour jouir d'un si doux spectacle, mais j'en fus repoussé par des esclaves, qui en chassaient les misérables à coups de bâton. En m'éloignant du quartier des grands, je passai près de plusieurs pagodes de ma religion, où un grand nombre d'infortunés, prosternés à terre, se livraient aux larmes. Je me hâtai de fuir à la vue de ces monuments de la superstition et de la terreur. Plus loin, les voix perçantes des mollahs, qui annonçaient du haut des airs les heures de la nuit, m'apprirent que j'étais au pied des minarets d'une mosquée. Près de là étaient les factoreries des Européens avec leurs pavillons, et des gardiens qui criaient sans cesse Kaber-dar! prenez garde à vous! Je côtoyai ensuite un grand bâtiment, que je reconnus pour une prison, au bruit des chaînes et aux gémissements qui en sortaient. J'entendis bientôt les cris de la douleur dans un vaste hôpital, d'où l'on sortait des chariots pleins de cadavres. Chemin faisant, je rencontrai des voleurs qui fuyaient le long des rues; des patrouilles de garde qui couraient après eux; des groupes de mendiants qui, malgré les coups de rotin, sollicitaient aux portes des palais quelques débris de leurs festins. Enfin, après une longue marche dans la même rue, je parvins à une place immense, qui entoure la forteresse habitée par le grandmogol. Elle était couverte des tentes des rajahs ou nababs de sa garde, et de leurs escadrons, distingués les uns des autres par des flambeaux, des étendards, et de longues cannes terminées par des queues de vaches du Thibet. Un large fossé plein d'eau, et hérissé d'artillerie, faisait, comme la place, le tour de la forteresse. Je considérais, à la clarté des feux de la garde, les tours du château qui s'élevaient jusqu'aux nues, et la longueur de ses remparts qui se perdaient dans l'horizon. J'aurais

bien voulu y pénétrer, mais de grands korahs, ou fouets, suspendus à des poteaux, m'ôtèrent même le désir de mettre le pied dans la place. Je me tins donc à une de ses extrémités, auprès de quelques nègres esclaves, qui me permirent de me reposer auprès d'un feu autour duquel ils étaient assis. De là je considérai avec admiration le palais impérial, et je me dis: C'est donc ici que demeure le plus heureux des hommes ! c'est pour son obéissance, que tant de religions prêchent; pour sa gloire, que tant d'ambassadeurs arrivent; pour ses trésors, que tant de provinces s'épuisent; pour ses voluptés, que tant de caravanes voyagent; et pour sa sûreté, que tant d'hommes armés veillent en silence!

Pendant que je faisais ces réflexions, une longue colonne de feu s'éleva tout-à-coup des cuisines du sérail: ses tourbillons de fumée se confondaient avec les nuages, et sa lueur rouge éclairait les tours de la forteresse, ses fossés, la place, les minarets des mosquées, et s'étendait jusqu'à l'horizon. Aussitôt les grosses timbales de cuivre, et les karnas ou grands hautbois de la garde, sonnèrent l'alarme avec un bruit épouvantable: des escadrons de cavalerie se répandirent dans la ville, enfonçant les portes des maisons voisines du château, et forçant, à grands coups de korahs, leurs habitants d'accourir au feu. J'éprouvai aussi moimême combien le voisinage des grands est dangereux aux petits. Les grands sont comme le feu, qui brûle même ceux qui lui jettent de l'encens, s'ils en approchent de trop près. Je voulus m'échapper; mais toutes les avenues de la place étaient fermées. Il m'eut été impossible d'en sortir, si, par la providence de Dieu, le côté où je m'étais mis n'eût été celui du sérail. Comme les eunuques en déménageaient les femmes sur des éléphants, ils facilitèrent mon évasion; car si partout les gardes obligeaient, à coups de fouet, les hommes de venir au secours du château, les éléphants, à coups de trompe, les forçaient de s'en éloigner. Ainsi, tantôt poursuivi par les uns, tantôt repoussé par les autres, je sortis de cet affreux chaos; et, à la clarté de l'incendie, je gagnai l'autre extrémité du faubourg, où, sous des huttes, loin des grands, le peuple reposait en paix de ses travaux. Ce fut là que je commençai à respirer. Je me dis: J'ai donc vu une ville! j'ai vu la demeure des

maîtres des nations! Oh! de combien de maîtres ne sontils pas eux-mêmes les esclaves! ils obéissent, jusque dans le temps du repos, aux voluptés, à l'ambition, à la superstition, à l'avarice: ils ont à craindre, même dans le sommeil, une foule d'êtres misérables et malfaisants dont ils sont entourés, des voleurs, des mendiants, des incendiaires, et jusqu'à leurs soldats, leurs grands, et leurs prêtres. Que doit-ce être d'une ville pendant le jour, si elle est ainsi troublée pendant la nuit? Les maux de l'homme croissent avec ses jouissances: combien l'empereur, qui les réunit toutes, n'est-il pas à plaindre! Il a à redouter les guerres civiles et étrangères, et les objets mêmes qui font sa consolation et sa défense, ses généraux, ses gardes, ses mollahs, ses femmes, et ses enfants. Les fossés de sa forteresse ne sauraient arrêter les fantômes de la superstition; ni ses éléphants, si bien dressés, repousser loin de lui les noirs soucis. Pour moi, je ne crains rien de tout cela aucun tyran n'a d'empire ni sur mon corps, ni sur mon âme. Je puis servir Dieu suivant ma conscience, et je n'ai rien à redouter d'aucun homme, si je ne me tourmente moi-même: en vérité, un paria est moins mal heureux qu'un empereur. En disant ces mots, les larmes me vinrent aux yeux; et tombant à genoux, je remerciai le ciel, qui, pour m'apprendre à supporter mes maux, m'en avait montré de plus intolérables que les miens.

Depuis ce temps, je n'ai fréquenté dans Delhi que les faubourgs. De là je voyais les étoiles éclairer les habitations des hommes et se confondre avec leurs feux, comme si le ciel et la ville n'eussent fait qu'un même domaine. Quand la lune venait éclairer ce paysage, j'y apercevais d'autres couleurs que celles du jour. J'admirais les tours, les maisons, et les arbres, à la fois argentés et couverts de crêpes, qui se reflétaient au loin dans les eaux de la Gemna. Je parcourais en liberté de grands quartiers solitaires et silencieux, et il me semblait alors que toute la ville était à moi. Cependant l'humanité m'y aurait refusé une poignée de riz, tant la religion m'y avait rendu odieux! Ne pouvant donc trouver à vivre parmi les vivants, j'en cherchais parmi les morts; j'allais dans les cimetières manger sur les tombeaux les mets offerts par la piété des parents. C'était dans ces lieux que j'aimais à réfléchir.

Je me disais: C'est ici la ville de la paix; ici ont disparu la puissance et l'orgueil; l'innocence et la vertu sont en sûreté; ici sont mortes toutes les craintes de la vie, même celle de mourir: c'est ici l'hôtellerie où pour toujours le charretier a dételé, et où le paria repose. Dans ces pensées, je trouvais la mort désirable, et je venais à mépriser la terre. Je considérais l'orient d'où sortait à chaque instant une multitude d'étoiles. Quoique leurs destins me fussent inconnus, je sentais qu'ils étaient liés avec ceux des hommes, et que la nature qui a fait ressortir à leurs besoins tant d'objets qu'ils ne voient pas, y avait au moins attaché ceux qu'elle offrait à leur vue. Mon âme s'élevait donc dans le firmament avec les astres; et lorsque l'aurore venait joindre à leurs douces et éternelles clartés ses teintes de rose, je me croyais aux portes du ciel. Mais dès que ses feux doraient les sommets des pagodes, je disparaissais comme une ombre ; j'allais, loin des hommes, me reposer dans les champs au pied d'un arbre, où je m'endormais au chant des oiseaux.

La chaumière indienne.

FLORIAN.

JEAN-PIERRE CLARIS, chevalier de FLORIAN, naquit en 1755, au château de Florian, dans les Cévennes. Il suivit d'abord la carrière des armes, qu'il quitta bientôt pour celle des lettres.

Ses principaux ouvrages sont: Estelle et Némorin, charmante pastorale; Gonzalve de Cordoue, Guillaume Tell, Numa Pompilius, et un recueil de Fables qui l'ont placé immédiatement après La Fontaine.

Il mourut à Sceaux en 1794, peu de temps après être sorti de prison, où il avait été jeté comme suspect.

GUILLAUME TELL.

Au milieu de l'antique Helvétie, dans ce pays si renommé par la valeur de ses habitants, trois cantons, dont l'enceinte étroite est fermée de toutes parts de rochers inaccessibles, avaient conservé ces cœurs simples que le Créateur du monde donna d'abord à tous les humains pour

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