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paille: "J'ai couché plus mal quelquefois," dit-il; "ayez seulement soin de cet enfant qui me conduit, et qui est plus délicat que moi."

Le lendemain, Bélisaire partit dès que le jour put éclairer son guide, et avant le réveil de ses hôtes, que la ehasse avait fatigués. Instruits de son départ, ils voulaient le suivre et lui offrir un char commode, avec tous les secours dont il aurait besoin. “Cela est inutile,” dit le jeune Tibère; "il ne nous estime pas assez pour daigner accepter nos dons." C'était sur l'âme de ce jeune homme que l'extrême vertu, dans l'extrême malheur, avait fait le plus d'impression. Bélisaire.

THOMAS.

ANTOINE-LÉONARD THOMAS, littérateur distingué, naquit à Clermont-Ferrand en 1732. Il fut d'abord professeur au collége Beauvais, à Paris, et obtint ensuite une sinécure qui lui permit de se livrer à son goût pour la littérature. Il remporta cinq fois le prix d'éloquence à l'Académie française, où il fut admis en 1767.

Nous avons de lui les Éloges de quelques grands hommes, des Épîtres et des Odes dont la plus remarquable est celle sur le temps. Il mourut en 1785, à l'âge de cinquante-trois ans.

DESTINÉE DES GRANDS HOMMES.

HOMMES de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort: les malheurs, les persécutions, les injustices, le mépris des cours, l'indifférence du peuple, les calomnies de vos rivaux ou de ceux qui croiront l'être, l'indigence, l'exil, et peut-être une mort obscure à cinq cents lieues de votre patrie, voilà ce que je vous annonce. Faut-il que pour cela vous renonciez à. éclairer les hommes? Non, sans doute; et, quand vous le voudriez, en êtes-vous les maîtres? Etes-vous les maîtres de dompter votre génie et de résister à cette impulsion rapide et terrible qu'il vous donne? N'êtes-vous pas nés

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pour penser, comme le soleil pour répandre sa lumière ? n'avez-vous pas reçu comme lui votre mouvement? Obéissez donc à la loi qui vous domine, et gardez-vous de vous croire infortunés. Que sont tous vos ennemis auprès de la vérité? Elle est éternelle, et le reste passe. La vérité fait votre récompense; elle est l'aliment de votre génie, elle est le soutien de vos travaux. Des milliers d'hommes, ou insensés, ou indifférents, ou barbares, vous persécutent ou vous méprisent; mais, dans le temps, il y a des âmes avec qui les vôtres correspondent d'un bout de la terre à l'autre. Songez qu'elles souffrent et pensent avec vous; songez que les Socrate et les Platon, morts il y a deux mille ans, sont vos amis ; songez que dans les siècles à venir, il y aura d'autres âmes qui vous entendront de même, et que leurs pensées seront les vôtres. Vous ne formez qu'un peuple et qu'une famille avec tous les grands hommes qui furent autrefois ou qui seront un jour. Votre sort n'est pas d'exister dans un point de l'espace ou de la durée; vivez pour tous les pays et pour tous les siècles; étendez votre vie sur celle du genre humain; portez vos idées encore plus haut: ne voyez-vous point le rapport qui est entre Dieu et votre âme? Prenez devant lui cette assurance qui sied si bien à un ami de la vérité. Quoi! Dieu vous voit, vous entend, vous approuve, et vous seriez malheureux! Enfin, s'il vous faut le témoignage des hommes, j'ose encore vous le promettre, non point faible et incertain comme il l'est pendant ce rapide instant de la vie, mais universel et durable pendant la vie des siècles. Voyez la postérité qui s'avance, et qui dit à chacun de vous: "Essuie tes larmes; je viens te rendre justice et finir tes maux ; c'est moi qui fais la vie des grands hommes ; c'est moi qui ai vengé Descartes de ceux qui l'outrageaient; c'est moi qui, du milieu des rochers et des glaces, ai transporté ses cendres dans Paris; c'est moi qui flétris les calomniateurs et anéantis les hommes qui abusent de leur pouvoir; c'est moi qui regarde avec mépris ces mausolées élevés dans plusieurs temples à des hommes qui n'ont été que puissants, et qui honore comme sacrée la pierre brute qui couvre la cendre de l'homme de génie. Souviens-toi que ton âme est immortelle, et que ton nom le sera.

Le

temps fuit, les moments se succèdent, le songe de la vie s'écoule. Attends, et tu vas vivre, et tu pardonneras à ton siècle ses injustices, aux oppresseurs leur cruauté, à la nature de t'avoir choisi pour instruire et pour éclairer les hommes." Eloge de Descartes.

BERNARDIN DE ST.-PIERRE.

JACQUES-HENRI BERNARDIN DE SAINT-PIERRE naquit au Havre, le 19 janvier 1737. Il fut nommé intendant du Jardin des Plantes en 1792, professeur à l'École normale en 1794, et membre de l'In

stitut en 1795.

Il a laissé un nom justement célèbre par des écrits pleins de grâce, de sentiment et de fraîcheur. Nous lui devons les Études de la Nature, les Harmonies de la Nature, la Chaumière Indienne, et Paul et Virginie, vrai diamant de la littérature française.

Il mourut à Eragny, aux bords de l'Oise, en 1814, à l'âge de soixante-dix-sept ans.

LA SOLITUDE.

LA solitude ramène en partie l'homme au bonheur naturel, en éloignant de lui le malheur social. Au milieu de nos sociétés, divisées par tant de préjugés, l'âme est dans une agitation continuelle; elle roule sans cesse en elle-même mille opinions turbulentes et contradictoires, dont les membres d'une société ambitieuse et misérable cherchent à se subjuguer les uns les autres. Mais, dans la solitude, elle dépose ces illusions étrangères qui la troublent; elle reprend le sentiment simple d'elle-même, de la nature et de son auteur. Ainsi l'eau bourbeuse d'un torrent qui ravage les campagnes, venant à se répandre dans quelque petit bassin écarté de son cours, dépose ses vases au fond de son lit, reprend sa première

limpidité, et, redevenue transparente, réfléchit, avec ses propres rivages, la verdure de la terre et la lumière des cieux.

Je passe donc mes jours loin des hommes que j'ai voulu servir, et qui m'ont persécuté. Après avoir parcouru une grande partie de l'Europe et quelques cantons de l'Amérique et de l'Afrique, je me suis fixé dans cette île peu habitée, séduit par sa douce température et par ses solitudes. Une cabane que j'ai bâtie dans la forêt, au pied d'un arbre, un petit champ défriché de mes mains, une rivière qui coule devant ma porte, suffisent à mes besoins et à mes plaisirs. Je joins à ces jouissances celle de quelques bons livres qui m'apprennent à devenir meilleur. Ils font encore servir à mon bonheur le monde même que j'ai quitté : ils me présentent des tableaux des passions qui en rendent les habitans si misérables; et, par la comparaison que je fais de leur sort au mien, ils me font jouir d'un bonheur négatif. Comme un homme sauvé du naufrage sur un rocher, je contemple de ma solitude les orages qui frémissent dans le reste du monde. Mon repos même redouble par le bruit lointain de la tempête. Depuis que les hommes ne sont plus sur mon chemin, et que je ne suis plus sur le leur, je ne les hais plus, je les plains. Si je rencontre quelque infortuné, je tâche de venir à son secours, par mes conseils, comme un passant, sur le bord d'un torrent, tend la main à un malheureux qui s'y noie. Mais je n'ai guère trouvé que l'innocence attentive à ma voix. La nature appelle en vain à elle le reste des hommes; chacun d'eux se fait d'elle une image qu'il revêt de ses propres passions. Il poursuit toute sa vie ce vain fantôme qui l'égare, et il se plaint ensuite au ciel de l'erreur qu'il s'est formée luimême. Parmi un grand nombre d'infortunés que j'ai quelquefois essayé de ramener à la nature, je n'en ai pas trouvé un seul qui ne fût enivré de ses propres misères. Ils m'écoutaient d'abord avec attention, dans l'espérance que je les aiderais à acquérir de la gloire ou de la fortune; mais, voyant que je ne voulais leur apprendre qu'à s'en passer, ils me trouvaient moi-même misérable de ne pas courir après leur malheureux bonheur : ils blâmaient ma vie solitaire : ils prétendaient qu'eux seuls étaient

utiles aux hommes; et ils s'efforçaient de m'entraîner dans leur tourbillon. Mais si je me communique à tout le monde, je ne me livre à personne. Souvent il me

suffit de moi pour servir de leçon à moi-même. Je repasse, dans le calme présent, les agitations passées de ma propre vie auxquelles j'ai donné tant de prix; les protections. la fortune, la réputation, les voluptés, et les opinions qui se combattent par toute la terre. Je compare tant d'hommes que j'ai vus disputer avec fureur ces chimères, et qui ne sont plus, aux flots de ma rivière, qui se brisent en écumant contre les rochers de son lit et disparaissent pour ne revenir jamais. Pour moi, je me laisse entraîner en paix au fleuve du temps, vers l'océan de l'avenir qui n'a plus de rivages; et, par le spectacle des harmonies actuelles de la nature, je m'élève vers son auteur, et j'espère dans un autre monde de plus heureux destins. Paul et Virginie.

UN NAUFRAGE A L'ÎLE-DE-FRANCE.

Nous nous mîmes en route vers le nord de l'île. Il faisait une chaleur étouffante. La lune était levée; on voyait autour d'elle trois grands cercles noirs. Le ciel était d'une obscurité affreuse. On distinguait, à la lueur fréquente des éclairs, de longues files de nuages épais, sombres, peu élevés, qui s'entassaient vers le milieu de l'île, et venaient de la mer avec une grande vitesse, quoiqu'on ne sentît pas le moindre vent à terre. Chemin faisant, nous crûmes entendre rouler le tonnerre; mais ayant prêté l'oreille attentivement, nous reconnûmes que c'étaient des coups de canon répétés par les échos. Ces coups de canon lointains, joints à l'aspect d'un ciel orageux, me firent frémir. Je ne pouvais douter qu'ils ne fussent les signaux de détresse d'un vaisseau en perdition. Une demi-heure après, nous n'entendîmes plus tirer du tout; et ce silence me parut encore plus effrayant que le bruit lugubre qui l'avait précédé.

Nous nous hâtions d'avancer, sans dire un mot, et sans oser nous communiquer nos inquiétudes. Vers minuit

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