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que nous ne voulons pas répéter, étaient proférées dans un groupe où se trouvait un des grands vicaires, qui fut assailli de grossières injures pour avoir voulu faire quelques observations. Hâtons-nous d'ajouter, comme complément de vérité historique, que les scènes de ce genre étaient exceptionnelles, et que l'habit ecclésiastique était généralement respecté dans le faubourg. Mais hélas! c'est bien ici le cas de rappeler le dicton populaire: li ne faut qu'une mauvaise tête pour faire un mauvais coup.

L'entrée de la grande rue du faubourg était fermée par une énorme barricade, appuyée à droite sur une boutique de marchand de vin, qui a deux issues, l'une sur la place de la Bastille et l'autre dans la rue du Faubourg. C'est par là que l'Archevêque fut introduit. Les insurgés le reçurent avec des témoignages de respect et de satisfaction. Il entra, précédé de son parlementaire officieux, porteur du rameau vert, et suivi de son valet de chambre seulement, les deux grands vicaires s'étant trouvés retenus en dehors de la barricade par quelques collisions qu'ils s'efforçaient d'appaiser.

A peine l'Archevêque avait-il fait quelques pas dans le faubourg, et élevé la voix pour faire entendre ces mots : mes amis, mes amis, en étendant les mains vers les insurgés, un coup de fusil, parti on ne sait d'où ni comment, fut le signal d'un grand désordre: les cris à la trahison! aux armes! aux barricades! retentissent dans le faubourg; les insurgés font une décharge, la garde mobile riposte. Au milieu de ce feu croisé et de tout ce tumulte, l'Archevêque, frappé d'une balle, fléchit sur ses jambes, et s'affaisse sur le trottoir à droite, en disant à l'homme au rameau vert qui lui tendait la main : mon ami, je suis blessé. Sa figure était restée si calme qu'on put croire, dans le premier moment, sa blessure légère. Il était devant la boutique n° 4 occupée par un bureau de tabac. Les insurgés s'empressent autour de lui pour le relever, avec de grandes démonstrations de douleur et de regrets. « Ce n'est pas nous, s'écrient-ils, qui vous » avons blessé; ce sont les brigands; mais nous vous vengerons. » Non, non, mes amis, disait l'Archevêque, ne me vengez pas; je ne » veux pas être vengé : il y a assez de sang répandu; je désire que » le mien soit le dernier. » On improvise un brancard avec des fusils, pour le mettre à l'abri de la fusillade qui n'avait pas cessé, et on le

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transporte péniblement dans une boutique de marchand de meubles n° 26 du faubourg, la seule qui se trouve ouverte. Dans ce court trajet, son valet de chambre Pierre Sellier, qui aidait à le porter, reçut une balle au-dessus de la hanche droite, ce qui ne l'empêcha pas de rester à son poste, à côté de son maître dont il ne voulut pas se séparer '.

Après une halte de quelques instants dans la boutique où on l'avait déposé, l'Archevêque est placé sur un matelas, et transporté sur les bras des faubouriens dans la maison du curé de Saint-Antoine, attenante à l'hospice des Quinze-Vingts, rue de Charenton. Inutile de dire que là Monseigneur fut entouré des soins les plus tendres, les plus respectueux et les plus dévoués, tant de la part du vénérable curé qui mettait toute sa maison à sa disposition, que des insurgés eux-mêmes qui manifestaient beaucoup d'émotion, et rivalisaient de zèle avec tous les assistans.

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Les deux grands vicaires, retenus comme nous l'avons dit, en dehors du faubourg au moment de la catastrophe, étaient sur le point de franchir le passage, lorsqu'une grêle de balles tombant à l'improviste sur la place, il y eut un sauve qui peut, et une confusion générale, qui les sépara violemment l'un de l'autre. M. Jaquemet, entraîné vers la colónne de Juillet, eut son chapeau traversé par une balle. Dès que le calme fut un peu rétabli, il apprit la blessure de l'Archevêque, et il fut assez heureux pour pouvoir encore le rejoindre aux Quinze-vingts, dans la soirée, en obtenant un passage par quelques maisons de la rue Contrescarpe qui communiquent avec la rue de Charenton. M. Ravinet, refoulé dans une direction opposée, apprit en même tems, vers dix heures, la blessure de l'Archevêque et le désir qu'il témoignait d'avoir près de lui son médecin il s'em

C'est à tort que les journaux ont annoncé la mart de ce fidèle serviteur. Sa blessure n'a pas eu de gravité. La balle ayant traversé obliquement et de part en part la peau et le tissu cellulaire sous-cutané, avait figuré un trajet de séton d'environ 12 centimètres de longueur. Il y a eu pendant une huitaine de jours, fièvre continue, avec tuméfaction douloureuse de la blessure; puis suppuration de bonne nature, mais abondante et prolongée. Aujourd'hui 15 juillet, les ouvertures d'entrée et de sortie de la balle sont en partie cicatrisées, et le blessé commence à reprendre ses occupations.

pressa de venir lui-même nous chercher, pour abréger tous les retards. Cependant, après les premiers momens de stupeur qui suivent toujours les coups de feu, la gravité de la blessure ne tarda pas à se révéler par d'horribles douleurs et la paralysie des jambes. C'est alors que l'Archevêque demanda son médecin, son secrétaire particulier M. l'abbé Delage, et son second domestique Cyprien, pour remplacer Pierre Sellier, dont la blessure le préoccupait plus en ce moment que ses propres souffrances. On se mit tout de suite en devoir de le satisfaire. Mais les communications étaient si difficiles dans Paris, à cause des dispositions militaires de l'état de siége, qu'il était un peu plus de onze heures lorsque M. Ravinet vint frapper à notre porte. Il ne put nous donner aucune indication sur la nature ni même sur le siège de la blessure.

Nous partîmes ensemble à l'instant même, sous l'escorte de quatre soldats sans armes détachés du poste de l'Archevêché, et d'un officier porteur du mot d'ordre. La distance est grande entre le quartier SaintGermain que nous habitons, et le faubourg Saint-Antoine. Il fallut allonger un peu le trajet, pour éviter les abords de l'Hôtel-de-Ville, en traversant la cité, le pont de la Tournelle, l'île Saint-Louis et le Pont-Marie. A chaque quarante ou cinquante pas nous étions arrêtés par les sentinelles qui demandaient le mot d'ordre. Enfin, quelles que fussent notre anxiété et notre impatience, il était minuit et demi lorsque nous arrivâmes sur la place de la Bastille, éclairée comme toutes les rues adjacentes, par les feux des bivouacs, et couverte de faisceaux d'armes. Des batteries formidables étaient dressées en face du faubourg. Mais tout était calme et silencieux.

Nous venions de rencontrer, dans le haut de la rue St-Antoine, le citoyen Larabit, revêtu de son écharpe, et escorté de quelques hommes sans armes. Cet honorable représentant, retenu comme otage dans le camp des insurgés, avait obtenu d'en sortir pour remplir une mission de parlementaire auprès du gouvernement. On peut juger de notre empressement à lui demander des nouvelles de l'Archevêque. Il nous assura (sans doute d'après les bruits du faubourg) que la blessure de Monseigneur était un coup de feu à la jambe ; ce qui nous soulagea, pour le moment du moins, d'un pénible souci; car nous venions avec le pressentiment de quelque chose de bien plus

grave. M. Larahit ne croyait pas qu'il nous fût possible de pénétrer dans le faubourg à une heure aussi avancée de la nuit. Les officiers de l'armée, que nous interrogeâmes sur la place de la Bastille, furent tous du même avis, et nous dissuadèrent de faire aucune tentative. Ils nous dirent que toutes les dispositions étaient prises pour ouvrir le feu dès le point du jour, que les barricades seraient emportées de bon matin, et qu'il ne s'agissait, en définitive, que d'un retard de quelques heures pour notre visite. Mais ces heures nous paraissaient longues dans de telles circonstances. Après bien des perplexités, nous vînmes attendre la fin de la nuit à l'Archevêché, dans l'île St-Louis, et nous écrivîmes de là à M. Charrière pour qu'il nous fît parvenir le plus tôt possible un brancard couvert. Dès qu'il fit jour, nous revînmes à la Bastille.

Les canons étaient encore muets, et le morne silence qui continuait à régner sur la place n'était interrompu que par quelques coups de fusils isolés qu'on tirait par les fenêtres. Nous apprîmes que les insurgés avaient envoyé des parlementaires, et qu'on leur avait accordé un sursis jusqu'à huit heures précises du matin. Il n'était guère que quatre heures: nous avions amplement le tems de faire transporter l'Archevêque avant la reprise des hostilités. Nous ne perdîmes pas une minute, et nous traversâmes d'un pas accéléré la place de la Bastille pour arriver au pied de la barricade qui fermait la rue de Charenton. Là, nous fûmes accueillis par les insurgés avec des poignées de main et des démonstrations toutes sympathiques. « Ah! disaient-ils, » vous êtes le médecin de notre bon archevêque; nous sommes bien » contens que vous veniez le soigner... Quel malheur !..... Ce n'est pas >> nous qui l'avons blessé ce bon archevêque : ce sont les brigands de » la mobile '. » Ils nous firent traverser la barricade par un petit sen

'On voit par ces paroles que la plupart des ouvriers ont cherché à désavouer cet horrible meurtre. C'est dans la même intention que peu de tems après ils ont demandé un certificat constatant que ce n'étaient pas eux qui l'avaient blessé. Ce certificat leur fut donné par M. l'abbé Jaquemet, il constatait seulement que ce n'étaient pas ceux qui le demandaient, ce n'étaient pas ceux qui parlaient avec l'Archevêque, qui l'ont tué; mais malheureusement le lieu où il a reçu la blessure, dans l'intérieur des barricades qui le mettaient à couvert, le témoignage de cet homme qui s'écriait, au dire de M. Albert,

tier réservé, et nous conduisirent sans délai auprès de Monseigneur. Nous le trouvâmes en proie à d'horribles souffrances, qu'il supportait avec une résignation héroïque, mais surtout admirable de simplicité. Les premières paroles qu'il nous adressa furent celles-ci : « Je suis content de vous voir; je vous remercie d'être venu jusqu'ici; mais vous prenez une peine inutile; je vais m'endormir dans » l'Eternité ». Il savait que sa blessure était mortelle; il avait exigé qu'on lui dît toute la vérité sur sa situation, et on la lui avait dite. Dès ce moment, il avait offert à Dieu le sacrifice de sa vie, et il n'était plus occupé que de se préparer à la mort. Il disait aux amis qui l'entouraient, «Ne priez pas pour ma guérison; mais priez pour que » ma mort soit sainte, et que mon sang soit le dernier versé. »

Telles étaient, au moral, les dispositions sublimes de notre illustre et vénérable malade.

Quant à son état physique, nous nous en occupâmes immédiatement, de concert avec le docteur Lacroze, chirurgien de l'hospice des Quinze-Vingts, qui avait dirigé les premiers soins avec autant d'habileté que de prudence, avant notre arrivée, et qui s'empressa de nous faire connaître tout ce qui s'était passé pendant les huit ou neuf heures écoulées depuis l'accident.

Lorsque l'Archevêque avait été transporté aux Quinze-Vingts, il était dans un état d'abattement et de torpeur qui annonçait, au premier coup-d'œil de l'homme de l'art, et avant toute investigation, une lésion grave et dangereuse. Il ne se plaignait que d'une faiblesse générale, et d'un engourdissement douloureux des jambes, qui déjà étaient presque complétement paralysées. Le premier soin fut de le débarrasser de ses vêtemens ensanglantés; et l'on vit alors l'ouverture d'entrée de la balle dans la région lombaire, à droite et à peu de distance de l'épine vertébrale. Cette ouverture étant unique, il était évident, d'après la nature et la gravité des symptômes primitifs, que la

Si on m'avait laisse faire, j'aurais massacré le brigand qui l'a tue'; la description de la balle que nous donnons ci-après, tout cela prouve que celui qui a fait le coup est un de ceux qui disaient: qu'il aille dire sa messe! D'ailleurs il est possible que l'instruction découvre le meurtrier; la justice a déjà sous la main ceux qui se sont partagé sa ceinture. A. B.

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