Page images
PDF
EPUB

étrange moraliste produisent un résultat diamétralement opposé aux promesses du prospectus. Améliorer les mœurs, et pour cela peindre, sans distinction, le bien, comme le mal, c'est exciter la concupiscence pour l'amortir! Ne savez-vous donc pas que la nature humaine est tellement faite aujourd'hui que le spectacle du mal la subjugue et ne l'améliore pas? Ignorez-vous que la débauche ne corrige pas ceux qui en sont témoins? Alipe se laisse emporter aux jeux du cirque, bien résolu de n'y pas ouvrir les yeux; un cri part, et le voilà redevenu païen! Vous lisez M. de Balzac avec le dessein bien pris de fermer votre cœur à toutes les impressions mauvaises; mais un trait finement acéré se glisse en vous, presque à votre insu; vous êtes blessé, la blessure saigne..... saignera longtems! C'est qu'en effet la plupart des ouvrages de M. de Balzac sont inspirés par les erreurs les plus vivaces et les plus destructives de la morale humaine. Leur résultat, sinon leur but, sera nécessairement d'effacer dans les âmes la distinction du bien et du mal. Rendre le mariage ridicule et le présenter comme intolérable; démontrer par l'expérience que l'adultère en est la conséquence rigoureuse; donner aux bonnes actions un tout autre principe que la religion; glorifier l'enfant naturel aux dépens de l'enfant légitime; peindre la vertu dans toute la fleur de sa bêtise; prouver l'inexorable fatalité des passions et du crime; faire ressortir la grandeur, la supériorité des courtisanes..... telles sont les bases ordinaires des compositions de M. de Balzac. Ce n'est pas qu'on ne rencontre parfois chez cet écrivain quelques nouvelles inoffensives ou même pures; mais le cas est rare, et M. de Milly les signale avec autant de bonheur qu'il met dénergie à stigmatiser les œuvres immorales ou dangereuses. Il rend hommage au talent de M. de Balzac; il est heureux de le reconnaître, de le proclamer; ce qui n'empêche pas que son indignation n'éclate pour en flétrir les abus. « Honte, » honte éternelle, s'écrie-t-il, à l'écrivain qui peut enfanter de sem>> blables productions! honte, honte éternelle à celui qui peut prendre plaisir à décrire des scènes dont la seule pensée fait monter le rouge >> au front! Qu'on ne nous interroge pas sur ce que nous devons taire. La fille aux yeux d'or n'a pas même de pendant dans les Mémoires » du diable. C'est une idée et une composition infâmes '.

[ocr errors]

* Revue analylique et critique des romans contemporains, t. 11, p. 36-37.

Quand on veut sérieusement moraliser la société, on n'expose pas à ses yeux la laideur morale, l'impur, l'obscène, l'abominable; on lui apprend le Catéchisme!

M. de Milly se félicite d'avoir trouvé, dans M. Jules Janin, au moins un romancier assez français pour respecter son lecteur, et chez qui la somme du mal n'est pas supérieure à celle du bien. Le spirituel critique a porté jusque dans le roman les qualités éminentes qui le distinguent. M. de Milly le juge avec bienveillance, sans cependant lui passer les pages trop libres, les attaques aveugles contre l'Eglise, et tant de choses travesties par lesquelles ses œuvres sont défigurées.

Volupté, le seul roman que M. Sainte-Benve ait écrit, est l'objet d'un examen approfondi et d'un jugement motivé dans la Revue analytique et critique. Ce jugement n'a pas été porté par tous; il diffère même assez de l'appréciation des Annales'. Mais M. de Milly n'impose jamais sa manière de voir; et il met sous les yeux du lecteur des pièces suffisantes pour qu'il puisse prononcer à son tour.

[ocr errors]

« M. de Bernard n'appartient ni à l'école de Sand ni à l'école de » Hugo. Son roman n'est point le développement d'une idée philosophique: il ne prétend pas refaire la société, il ne fronde pås ses » lois, il n'a pris à partie aucune croyance. Il ne sacrifie pas, comme >> Sand et Hugo à la fatalité; il ne joue pas, comme le dernier, au saut » périlleux ; il ne déifie pas le grotesque; il ne fait pas de l'art pour » de l'art. M. de Bernard fait du roman intime, du roman de salon » et de boudoir. Il observe juste, et très juste; il saisit la passion sur >> le fait; il la rend ridicule, si elle y prête; il la stigmatise de rudes » coups de fouet, si elle est dommageable; il arrive à la cruauté, » en cas de besoin. Il se préserve de tout contact avec les immon» dices... Il repousse le cynisme et tout ce qui sent la mauvaise com»pagnie. M. de Bernard écrit avec des gants jaunes 2. » M. de Milly justifie ce portrait par l'analyse et l'examen des ouvrages de cet écrivain. Il indique les romans qui peuvent être mis entre les mains des personnes qui ne s'interdisent pas absolument ce genre de lecture.

'Annales de phil. chrel. 1" série, t. ix, p. 329 et suivant. 2 Revue critique des romans, t. 11, p. 279,

Mais la partie capitale de ce volume, c'est l'étude du Juif errant de M. Eugène Sue. Cette étude est, à elle seule, tout un ouvrage. Il ne fallait pas moins pour faire connaître et apprécier ces douze volumes d'exentricités, de sophismes et d'immoralités. Ce roman est comme le résumé monstrueux de tous les autres. Ici, toutes les erreurs, tous les vices, toutes les impiétés sont sur une grande échelle. Il n'y a de petit que l'Eglise et la vertu. M. de Milly expose d'abord le drame, tissu de choses niaises, absurdes, invraisemblables, impossibles; puis, il apprécie l'ensemble; enfin, il reprend isolément chaque personnage, dont il examine le rôle et le caractère. Ce travail nous semble supérieur au reste du livre, et nous serions étonné si ce n'était pas aussi l'opinion de l'auteur.

[ocr errors]

Tel est, en somme, le nouveau livre de M. Milly. Toutefois, ce n'est pas seulement une critique des romans, c'est aussi, le plus souvent, une heureuse excursion dans les divers domaines qu'ils envahissent. Ainsi, à l'occasion des Paysans et du Juif errant, par exemple, la question sociale est traitée avec étendue, sagacité et profondeur. On connaît quelqu'un qui a long-tems sondé le problème et mûri ces idées. « Qui est-ce qui sape la grande propriété, demande » M. de Milly? Est-ce bien, comme l'a dit M. de Balzac, le paysan, le peuple, le Robespierre à vingt millions de bras? - Que la propriété soit en elle-même menacée, que son principe soit attaqué, » contesté, cela est vrai ; et le Communisme et toutes les autres sectes antipropriétaires qui s'élèvent nous prouvent qu'au fond de certains cœurs et de certains esprits, l'amour et le principe de la loi agraire existent dans toute leur verdeur. Que le prolétaire, poussé par tous nos faiseurs d'utopies révolutionnaires, bercé par tous les • rêves de l'école progressive, attende avec impatience l'instant où il » lui sera donné de s'emparer du champ de son voisin, cela se peut, ▾ cela est. Mais ìci', c'est la propriété dans son essence qui est en »jeu, la petite comme la grande... Le rongeur de la grande pro» priété, c'est le Code. Le partage ne respecte aucun héritage, et son » effet se fait surtout remarquer et sentir là où le domaine est le plus petit... Encore un peu, et la répartition de l'impôt sera presque

[ocr errors]

- Dans les Paysans.

>>

[ocr errors]

impossible, à cause du fractionnement de la terre, et nous avons un » demi-siècle d'expérience seulement. C'est bien le peuple qui frac»tionne la terre, mais à la manière du bourreau, qui exécute les ar» rêts de la justice : il est instrument et non cause. La cause est tout » entière dans la pensée révolutionnaire, égalitaire, qui a inspiré la législation, et cette pensée inspiratrice est une mesquine pensée » d'envie. La propriété se déplace, que dis-je! s'est déplacée. La » pensée porte son fruit; elle ne peut être exceptionnelle; et demain » l'aristocratie d'aujourd'hui, qui frappait hier à coups redoublés sur » l'immobilité de la propriété, sera renversée par une autre plus pe»tite qu'elle, et ainsi de suite, de génération en génération, jusqu'au jour où la terre manquera aux exigences du partage '. »

[ocr errors]
[ocr errors]

C'est ainsi encore que l'auteur a exposé, suivant les exigences de son travail, les vraies doctrines de l'Eglise sur bien des points ignorés ou travestis. Car, il ne faut pas croire que l'Eglise soit vue de bon œil par les héros du roman contemporain et par les romanciers euxmêmes. Ces messieurs ont une trop haute idée de la puissance de leur talent pour ne pas faire entrevoir de tems en tems qu'ils sauraient, au besoin, porter à la religion des coups mortels.

Au fond, le roman moderne est une vaste conspiration anti-religiense, anti-sociale et anti-nationale.

A quoi tendent, en définitive, les efforts des romanciers? Ne vous y trompez pas; à la glorification des sens, Tout ce qui est un frein pour les sens a été leur point de mire. Se procurer la plus grande somme possible de sensations agréables; mettre son intelligence aux ordres des organes, afin de donner au corps juste le degré de bienêtre dont il est susceptible, tel doit être, d'après eux, le but de la vie, telle est la seule gloire que Dieu tire de notre présence en ce monde. Car Dieu, ce n'est pas ce maître implacable que présente le Catholicisme, le dieu de l'enfer, des prêtres, des feinmes vertueuses, des anachorètes et des vierges. Dieu, c'est celui qui a créé notre nature telle qu'elle est ; celui qui a mis au fond de nous-mêines cet instinct invincible qui nous dit que la vertu c'est la beauté, et que la plus grande des immoralités, c'est le cilice2. Ils rugissent donc contre

1 Revue, etc., t. 11, p, 104-106.

Voir M. de Milly, passim,

cette incorruptible religion, qui leur enlève tant d'êtres si propres à alimenter leurs passions, et qui les environne d'une opinion gênante, dont ils peuvent bien se moquer, mais qui ne les marque pas moins d'une flétrissure pleine d'ignominie. Ce bruit d'une autre vie, qu'elle fait encore arriver jusqu'à eux, les inquiète et les trouble. « Peur, lã» cheté, superstition, s'écrient-ils! Qu'en savent-ils? C'est pour le » peuple et les ignorans qu'on nous parle d'une autre vie; mais qui » y croit au fond du cœur? Quel gardien de nos cimetières a vu un » mort quitter son tombeau et aller frapper chez le prêtre ? C'est au>>trefois qu'on voyait des fantômes: la police les interdit à nos villes » civilisées, et il n'y crie plus du sein de la terre que des vivans enter» rés à la hâte ! Qui eût rendu la mort muette, si elle avait jamais parlé? Est-ce parce que nos processions n'ont plus le droit d'en» combrer nos rues, que l'esprit céleste se laisse oublier? Mourir, » voilà la fin, le but. Dieu l'a posé; les hommes le discutent; mais >> chacun porte écrit au front: Fais ce que tu veux, tu mourras 1 ! »

>>

C'est donc le paganisme qui revient, avec tous ses avant-coureurs et toutes ses conséquences. Voilà pourquoi ce sensualisme effréné qui rappelle les plus mauvais jours de notre histoire; voilà pourquoi le culte de la forme au lieu du culte de l'idéal, le corps à la place de l'âme. Ne cherchez pas une autre cause à ces craquemens sourds que l'on entend parfois dans les fondemens de l'édifice social, pareils à ces bruits souterrains qui précèdent l'éruption des volcans. La société chancelle toutes les fois que sa base sacrée, la famille, est attaquée. Or, comptez avec M. de Milly tous les volumes écrits contre le mariage chrétien, pour démontrer ce qu'il a d'impossible, de cruel, de profondément immoral! Et pourtant les sociétés modernes sortent du mariage chrétien, comme le fruit naît de la fleur. O profonds socialistes! ô pénétrans génies! et vous faites semblant de regarder avec inquiétude de quel point de l'horizon souffle ce vent fatal qui paralyse ou tarit la vie parmi nous! et vous avouez naïvement que la ruine de la société vous paraît prochaine, si l'on ne se hâte de la raser afin de la reconstruire d'après vos systèmes !

1 M. Alfred de Musset, Confession d'un enfant du siècle, p. 331, édition Charpentier.

« PreviousContinue »