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LIVRE DIX-HUITIÈME'

Cependant les voiles s'enflent, on lève les ancres; terre semble s'enfuir. Le pilote expérimenté aperçoit déjà de loin la montagne de Leucate, dont la tête se cache dans un tourbillon de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au 5 ciel, après avoir été si souvent écrasés par la foudre3.

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Ms. F. (Sans désignation de livre. Au-dessus de la ligne 1, une main moderne a introduit la mention: XXIV livre), P (sans indication de livre), PcS. : Livre dix-huitième *, Sc.: 24 livre. -1 FP. Cependant on lève les ancres; la terre semble..., PcS.: Cependant les voiles s'enflent, on lève les ancres; la terre semble..., Sc.: Déjà les voiles....2 F.: s'enfuir, et (effacé) le pilote.... F. aperçoit de l (effacé) déjà de loin..., PS.: aperçoit de loin.... 3 F. dont la tête est couverte de frimas de (effacé) glacés..., Fc.: (Comme le texte). V (1-3) suit Sc.

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aperçoit déjà de loin, Sc.

2

1. Construction inverse de celle qui avait prévalu pour les autres livres (premier livre, second livre, dix-septième livre, etc.). Ce livre dix-huitième est le livre XXIV des éditions en vingt-quatre livres (voir ci-dessus Ms.).

2. L'ordre inverse serait plus naturel. Venant de la Grande Grèce, les navigateurs ont dû apercevoir d'abord à l'est les monts Acrocérauniens sur la côte d'Epire; puis, devant eux, au sud, dans la mer Ionienne, le promontoire (ou montagne, comme dit Fénelon, traduisant littéralement Virgile) de Leucate, qui est tout voisin d'Ithaque. Le détail pittoresque sur Leucate vient de Virgile (Énéide, III, 274) :

....Leucate nimbosa cacumina montis.

<< Les sommets chargés de nuages de la montagne de Leucate. »> 3. Le nom même des Acrocérauniens implique, par son étymologie (axpos, xɛpauvós) la double idée de hauteur et de tonnerre, et Horace (Odes, I, 11, 20) rappelle leur réputation terrible.

Voir ci-dessous Ms. Entre 265 et 266.

Pendant cette navigation, Télémaque disoit à Mentor: « Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquées'. D'abord elles me paroissoient comme un songe; mais peu à peu elles se 10 démêlent dans mon esprit et s'y présentent clairement, comme tous les objets paroissent sombres et en confusion, le matin, aux premières lueurs de l'aurore; mais ensuite ils semblent sortir comme d'un chaos, quand la lumière, qui croît insensiblement, leur rend, pour ainsi 15 dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles. Je suis très persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractères d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leur talents: mais il me reste à savoir comment on peut se connoître en 20 hommes. >>

Alors Mentor lui répondit: « Il faut étudier les hommes pour les connoître; et, pour les connoître, il en faut voir souvent et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les 25 éprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capables de plus hautes fonctions 3. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que

Ms. 13: FP.: de l'aurore. et qu'ensuite..., Pc.: mais ensuite.... 15 F. croît insensiblement, les démêle et leur rend leurs couleurs naturelles. Mais ce qui me reste à comprend (effacé) je suis très persuadé..., FeP. : croît insensiblement, les distingue et leur rend leurs couleurs naturelles. Je suis très persuadé..., Pc.: (Le texte). 18: FP.: pour les choisir et les appliquer, Pc. et pour les appliquer. 23 F. il en faut voir et traiter..., P. voir souvent, et traiter.... 24 FP.: avec eux. Ceux qui gou vernent doivent..., Pc.: Les rois doivent....

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1. Voilà bien fixé, au début de ce dernier livre, le but essentiel de tout l'ouvrage.

2. Et, pour les connoître... : on attendrait plutôt «<et, pour les étudier... ». On peut croire à un lapsus.

3. Fénelon développera plus tard ces indications dans l'Examen de conscience (XXXII). : « Il faut qu'un roi voie, parle, écoute beaucoup

vous avez appris, à Ithaque, à vous connoître en statues'? C'est à force d'en voir et de remarquer leurs dé- 30

Ms. 29: F.: vous connoître en chevaux? C'est à force....., PS.: (Le texte).

V (29-30) suit F.

de gens; qu'il s'apprenne, par l'expérience, à étudier les hommes, qu'il les connoisse par un fréquent commerce et par un accès libre. Il y a deux manières de les connoître. L'nne est la conversation : si vous étudiez bien les hommes sans paroître les étudier, la conversation sera plus utile que beaucoup de travaux qu'on croiroit importants; vous y remarquerez la légèreté, l'indiscrétion, la vanité, l'artifice des hommes, leurs flatteries, leurs fausses maximes. Les princes ont un pouvoir infini sur ceux qui les approchent, et ceux qui les approchent ont une foiblesse infinie en les approchant. La vue des princes réveille toutes les passions et rouvre toutes les plaies du cœur : si un prince sait profiter de cet ascendant, il sentira bientôt les principales foiblesses de chaque homme. L'autre manière d'éprouver les hommes est de les mettre dans des emplois subalternes, pour essayer s'ils seront propres aux emplois supérieurs. Suivez les hommes dans les emplois que vous leur confiez; ne les perdez jamais de vue ; sachez ce qu'ils font; faites bien rendre compte de ce que vous leur avez donné à faire voilà de quoi leur parler quand vous les voyez ; jamais vous ne manquerez de sujets de conversation. Vous verrez leur naturel par les partis qu'ils ont pris d'eux-mêmes. Quelquefois il est à propos de leur cacher vos vrais sentiments pour découvrir les leurs. Demandez-leur conseil; vous n'en prendrez que ce qu'il vous plaira. Telle est la vraie fonction de roi : l'avez-vous remplie ? »

1. En statues. La première rédaction (voir Ms.) donnait en chevaux, et il est vraisemblable qu'en effet, le duc de Bourgogne, si passionné pour la chasse à courre (voir livre XVII, ligne 682, et la note), était bon connaisseur en chevaux. Il est vrai qu'il n'était pas, en matière de beaux arts, un amateur moins éclairé; toutefois, comme il va être question un peu plus loin de ce goût pour les beaux arts, il valait mieux faire allusion ici à une aptitude différente. Mais Fénelon a dû se souvenir d'un passage de l'Odyssée (IV, 601-608), qui était célèbre dès l'antiquité car Horace le rappelle et le traduit dans une de ses Epitres (I, VII, 40-43) —, où Télémaque refuse les chevaux dont Ménélas veut lui faire présent, parce que le sol d'Ithaque ne se prête ni à l'élevage des chevaux, ni à l'usage des voitures

cette

fauts et leurs perfections avec des gens expérimentés. Tout de même, parlez souvent des bonnes et des mauvaises qualités des hommes avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtemps étudié leurs caractères : vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits et 35 ce qu'il est permis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connoître les bons et les mauvais poètes? C'est la fréquente lecture et la réflexion avec des gens qui avoient le goût de la poésie 3. Qu'est-ce qui vous a acquis du discernement sur la musique'? C'est la même appli- 40 cation à observer les divers musiciens. Comment peut-on espérer des bien gouverner les hommes, si on ne les connoît pas ? Et comment les connoîtra-t-on, si on ne vit jamais avec eux ? Ce n'est pas vivre avec eux que de les

Ms. musiciens.

39 Sc. acquis le discernement.

:

:

41 S.: observer divers 41: P.: Comment peut-on donc (effacé) espérer.... 44: S.: que de les voir en public.

particularité ne permet guère d'imaginer que Télémaque pût beaucoup « se connoître en chevaux ». De là sans doute la correction.

1. Connoître, reconnaître. Cf. livre XVII, ligne 180. — Sur le pronom en (= des hommes) de la ligne précédente, voir la note de la ligne 481 du livre II.

2, Y avait-il tant de livres à lire à l'époque où est supposé vivre Télémaque ? Cf., sur cette espèce d'anachronisme, livre II, ligne 284. 3. « J'abandonnois l'étude toutes les fois qu'il (le duc de Bourgogne) vouloit commencer une conversation où il pût acquérir des connoissances utiles.... Dans ces conversations son esprit faisoit un sensible progrès sur les matières de littérature, de politique et même de métaphysique... Il nous a dit souvent qu'il se souviendroit toute sa vie de la douceur qu'il goûtoit en étudiant sans contrainte. Nous l'avons vu demander qu'on lui fit des lectures pendant ses repas et à son lever, tant il aimoit toutes les choses qu'il avoit besoin d'apprendre! Aussi n'ai-je vu aucun enfant entendre de si bonne heure et avec tant de délicatesse les choses les plus fines de la poésie et de l'éloquence. » (Fénelon, Lettre au P. Martineau, 14 nov. 1712.) 4. Voir la fin de la note de la ligne 627 du livre X.

5. Voir livre I, ligne 466, et la note.

6. C'est ici probablement l'écho d'un regret que les amis du duc

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