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que les œuvres rimées de Thomas, de Delille, de Campenon, de Parny, de Roucher, de Chênedollé, de Parseval-Grandmaison, de Droz, et de cent autres gateurs de prose, y tiendraient la place du trou-madame, des fourchettes assortissantes, de la peau de lézard empaillée, et de tout le bric à brac si plaisamment énuméré.

Les vers français existent encore au théâtre et rien ne doit les chasser de cet unique et dernier refuge. Ils y sont trop bien protégés par l'intérêt dramatique, le prestige du spectacle, la vérité de la mise en scène, et surtout par le talent des acteurs, assez adroits pour briser, piler ces vers au point de les réduire en..... prose. Artifice que le public reconnaissant apprécie et récompense. Les vers plairont quand ils cesseront d'être des vers; est-il rien de plus flatteur, de plus encourageant pour un enfileur de rimes plates ou non?

Un mari desirait vivement que sa femme le tutoyât. - Eh bien! va-t'en, » lui dit la belle.

Que fais-tu de ce mauvais tableau? Je le mets sur une jarre, c'est un couvercle excellent. »>

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A quoi vous sert l'indigeste et grosse partition du Prophète? A m'asseoir dessus quand je veux jouer du piano. Deux pouces de cette musique suffisent pour ajuster une chaise à ma taille. » Historique.

Vous voyez que tout peut devenir utile, si l'on connaît la manière de s'en servir.

Comme les Italiens, les Espagnols, les Provençaux de nos jours, les Français de l'ancien temps avaient une langue pour la prose et la conversation familière, une langue poétique pour les vers. En acceptant la rime qu'ils nous ont léguée, il fallait accepter aussi toutes les libertés de leur poésie gallicane. Irréguliers pour l'œil, j'en conviens, leurs vers charmaient complétement l'oreille. Si l'on est obligé de choisir entre ces deux sens, l'œil doit-il obtenir la préférence? S'est-on jamais avisé de faire des tableaux, des statues pour l'oreille, et de la musique pour le nez? Seriezvous forcés d'écrire tant de sottises, de bourrer vos lignes

d'une avalanche d'inutilités commandées par la fixité des mots, par la tyrannie des pluriels et les exigences de la rime, si vous étiez assez adroits pour alonger ou raccourcir les mots; si vous saviez user plus largement de l'élision; si des lettres euphoniques ajoutées entre les voyelles prêtes à se heurter, vous donnaient le moyen d'éviter l'ombre même d'un hiatus; si des lettres supprimées dans la prononciation changeant le son des mots, sans les rendre moins connaissables, vous permettaient d'augmenter immensément le nombre si restreint de vos rimes?

Si les poètes français de l'ancien temps vous entendaient, croyez qu'ils ne manqueraient pas de vous adresser leur malicieux compliment :- Vous chantez comme des seraines..... comme des seraines du Pré-z-aux-Clercs. » Les entours de la rue Taranne étaient alors habités par des milliers de sirènes à quatre pattes, coassantes à grand plaisir de gorge.

Les corbeaux de l'Université, les sirènes mâles du Pré-zaux-Clercs, croassent, coassent encore le français, qu'ils accommodent à leur ramage; et pas un de ces professeurs de style harmonieux et fleuri, pas un, depuis deux cents ans, ne s'est avisé de réclamer contre les dissonances acerbes, les barbarismes de sonorité qui pullulent dans les œuvres de nos poètes et de nos prosateurs les plus admirés. Vertueux, réservés, comme cette dame romaine qui croyait que tous les hommes sentaient le bouc, parce que son mari possédait ce rare avantage, ces professeurs de belles lettres ont pensé que tous devaient écrire et parler en croasssant puisqu'eux-mêmes se plaisaient à croasser, sans que leur oreille de bronze en éprouvât la moindre sensation désagréable. Mais un bomme s'est rencontré (1)... Bien mieux! deux musiciens ne se sont pas rencontrés du tout; ils ont assisté séparément au charivari des maîtres en fait de beau langage, ils ont lu, commenté les lois et les prophètes de ces maîtres; et, sans se connaître, sans se concerter, ils ont écrit, chacun de son

(1) M. F. Géniu.

coté, ces dernières observations. Ces musiciens (1) ont-ils raison? le public dont l'oreille est civilisée en jugera.

Peut-être en ce moment, deux autres Français dont l'un est à Mexico, l'autre à Chandernagor, traitent le même sujet. Croyez qu'ils répéteront ce que nous avons dit, s'ils ont une parfaite connaissance de l'art musical. Avais-je raison de regretter que Fléchier, Massillon, Bossuet, Fénélon, eussent abandonné le tibicen d'Eschine et de Démosthène? Le ministre de l'instruction publique ne devrait-il pas envoyer à l'instant une colonie de fluteurs, de fluteuses à l'Université pour adoucir les mœurs et surtout le ramage des corbeaux? Mais hélas! peut-être est-il lui-même sous le charme du croassement, peut-être a-t-il naïvement gouté, dégusté, savouré les mélodies impalpables du Prophète ? Vous pensez bien qu'après ces jouissances ineffables, un ministre, tout ministre qu'il soit, dat veniam corvis.

(1)—Un traité de prosodie ne pouvait être qu'ébauché par un particulier. Pour l'achever il faut un grammairien, un orateur, un poète, un musicien. » D'OLIVET, Traité de la prosodic française. D'Olivet a bien raison d'appeler un musicien à son aide; par un par nous démontre qu'il ne l'était pas du tout.

CADENCE FINALE.

On a vu la poésie et la musique, les mots et les notes, se donner la main dans cet ouvrage. La mélodie de la parole et la poésie du chant, ces deux puissances également destinées à charmer, à séduire l'oreille, ont marché de conserve depuis le XIII° siècle, il est vrai; mais en sens inverse au regard du progrès.

C'est un Français qui parle à des Français: nos voisins n'ont rien à déméler dans cette affaire de famille.

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem
Cogitat.

Au temps de l'empereur Auguste, le poète des musiciens, Horace, burinait dans ce vers sibyllin, prophétique, l'état de situation de nos contemporains rimants ou sonnants. Je n'aurai donc qu'à remplir la colonne des observations. Changer en fumée opaque la clarté la plus vive, extraire les ténèbres d'un rayon du soleil, partir de l'équateur pour arriver au pays glacé des Esquimaux, voilà ce qu'ont fait nos poètes.

Nos musiciens, au contraire, joignant leurs inventions à celles de nos voisins, dirigeant leurs pas vers un point qui brillait aux bornes de l'horizon, débrouillant le chaos avec une merveilleuse opiniâtreté, passant de l'esclavage à la liberté, pour en venir à la licence, ont fini par atteindre. l'océan de lumière, dans lequel on voit les cygnes du nord et du midi nager in gurgite rasto.

Déjà possesseurs d'une langue concise et claire, élégante et poétique au suprême degré, nos courtisans, nos académiciens, adoptant le jargon des précieuses, se sont ingéniés à la charger, l'accabler de mots parasites, d'articles, de néga

tions, de pronoms; et, du français de l'ancien, du bon temps, ils ont formé le lanternois, euphuisme que l'on étale à ravir sur les pages du Moniteur, mais qui ne saurait obéir aux fantaisies capricieuses de la muse badine, aux élans rapides ou majestueux de l'épopée, qu'à la condition expresse, inévitable, de broncher, tomber, grimacer, et de dire trop souvent des bétises emballées dans la bourre des inutilités, que la rime entraîne avec elle.

Les musiciens, que le sort avait jetés dans l'île des Esclaves, dans une contrée stérile, couverte de ronces et de pierres, taillaient, sapaient ces buissons, écartaient ces pierres, afin de marcher plus librement vers le point lumineux dont je vous ai parlé déjà. Les poètes, assez mal avisés pour méconnaître les précieux avantages de l'élysée où la fortune les avait placés, ramassaient aussitôt ces pierres, ces fagots d'épines, et les entassaient curieusement au milieu de la route qu'ils allaient parcourir. Les musiciens venaient-ils à se dégager des liens qui les garrottaient, que dis-je? d'un cordeau flottant qui semblait n'opposer qu'une impuissante barrière à leur noble ambition; les poètes s'emparaient de ces chaînes, de ces entraves, de ces menottes, de ces carcans odieux. Ils se paraient de ces débris, de ces bijoux de la servitude; et ce cordon flottant devenait entre leurs mains une barre de fer, contre laquelle ils devaient bientôt fracasser leurs crânes imprudents.

Nous assistons au dénouement de ce drame, de ce voyage entrepris en sens inverse, et que les plus expressifs des signes de notre admirable notation musicale, des caractères marquant le crescendo, le diminuendo, calando, perdendosi >, peignent ingénieusement à l'œil. Voilà bien la lumière naissant de la fumée, le rayon de clarté s'éteignant dans les ténèbres. La musique triomphe, il est vrai; mais hélas! elle gémit d'assister aux funérailles de sa compagne.

-La musique triomphe! Osez-vous bien parler ainsi, quand on est obligé de la soutenir à grands frais de mise en scène; lorsque des fabricants privés d'imagination, docteurs

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