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sur sa page, il jurait que c'était bien là son œuvre, sa propriété.

Horace Coignet ne fut point supris en apprenant que son ami Rousseau le traitait précisément comme il avait traité Granet. En secret indigné de ce nouveau plagiat, plus auda cieux encore que le premier, Horace fit une réclamation qui resta sans réponse et sans résultat. Mais ne voilà-t-il pas qu'une catastrophe imprévue renverse de fond en comble la fortune de Coignet! Le financier ruiné se voit contraint de tirer parti, de se faire une ressource de ses talents. Devenu professeur de violon, il arrive à Paris; et comme le succès obtenu par sa musique de Pygmalion recommandait très honorablement l'artiste, il se hâte de la publier sous son nom, en parties séparées (1), en ayant soin d'écrire en tête du n° 2 et du n° 10: cet andante est de M. J.-J. Rousseau. Plus de métonymie, le tout emporte la partie, les vingt-huit mor ceaux de Coignet retournent à leur véritable auteur, qui s'empresse de rendre loyalement à Jean-Jacques ce qui réellement appartient à Jean-Jacques.

Protectrice des arts et des artistes, la duchesse d'Aumont fit à Coignet l'accueil le plus flatteur et le plus bienveillant. Entretenu, logé dans l'hotel d'Aumont, il y fut considéré pendant quinze ans comme l'ami de la famille, le mentor des jeunes fils de la duchesse. Cette généreuse hospitalité vint affranchir Coignet des hasards du professorat, dont les ressources devinrent à peu près nulles après les événements politiques de 1789. Les manuscrits, l'œuvre gravée, imprimée du banquier musicien, sont dans la riche bibliothèque du prince de Monaco, Florestan, élève de ce maître, et fils de sa bienfaitrice.

J.-J. Rousseau à Lyon, tel est le titre d'un opuscule de

(1) PYGMALION, Monologue de M. J.-J. Rousseau, musique de M. Coignet.

Se vend à Lyon chez Castaud, libraire, et à Paris chez M. Dauvin, receveur des diligences, port Saint-Paul.

Coignet, inséré dans Lyon cu de Fourvières, volume de mélanges, publié par M. Péricaud, bibliothécaire de la ville de Lyon, en 1833, sans nom d'auteur. Le fragment de Coignet m'a servi pour la rédaction des pages que vous venez de lire; voici maintenant les propres expressions du réclamant :

On représenta chez Mme de Brionne, à Paris, la scène de Pygmalion. Rousseau était présent; il reçut des compliments sur les paroles et sur la musique,

>> Il parut une note dans le Mercure de France, dans laquelle on disait qu'un Anglais, passant à Lyon, y avait entendu la scène lyrique de Pygmalion, dont les paroles et la musique étaient également sublimes, étant du même auteur. Je laissai s'écouler deux mois, comptant que Rousseau reléverait cette erreur; ce fut inutilement. Alors j'écrivis à Lacombe, rédacteur du Mercure, que la musique de Pygmalion n'était pas de Rousseau, mais que j'en devais le succès aux conseils de ce grand homme, dont la présence m'inspirait. Je me décidai ensuite à la faire graver, en donnant à Rousseau ce qui lui appartenait. Il n'en fallut pas davantage pour le refroidir à mon égard. »

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M. Fétis, en sa Biographie universelle des Musiciens, tome VII, page 496, dit: L'assertion qui attribue à un musicien obscur de Lyon la partition du Derin du Village n'a jamais été prouvée. »

Elle l'est maintenant. J'ai mis sous les yeux du public les pièces du procès, les pièces doublement probantes; c'est à lui de prononcer.

Le mélodrame de Pygmalion que Rousseau composa pendant son séjour à Motiers, fut mis en scène à Paris, pour la première fois, à la Comédie-Française, le 30 octobre 1775, et parut imprimé chez la veuve Duchesne la même année. En tête de cette brochure est une lettre datée de Lyon, 26 novembre 1770, et signée Coignet, négociant à Lyon. Il y raconte que cette pièce fut dès ce temps-là représentée à Lyon par des acteurs de société, et qu'il en a fait la musique, à l'exception de deux morceaux, qu'il déclare être de Rousseau;

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savoir l'andante de l'ouverture, et le premier morceau de l'introduction qui caractérise les coups de ciseau que Pygmalion donne sur ses ébauches, avant qu'il ait parlé. On exécuta cette musique à Paris, lors des premières représentations, en 1775; elle y fut même gravée en parties séparées. Quelque temps après on la jugea trop faible pour l'ouvrage, et Baudron, chef d'orchestre de la Comédie-Française, se chargea d'y faire une musique nouvelle, en conservant les deux fragments de Rousseau. Cette seconde musique, non gravée, est celle que l'on exécuta depuis lors à Paris comme en province.

A la première représentation de Pygmalion avec la nouvelle musique, le public cria du parterre: La musique de Coignet! la musique de Coignet! » et l'orchestre fut obligé de la jouer. Par un hasard singulier et flatteur pour Coignet, il assistait à cette représentation. H. Plantade refit une seconde fois cette musique, en 1822, pour le Cercle des Arts, qui n'eut qu'une existence éphémère. Le tragédien Lafon y remplit le rôle de Pygmalion, établi d'une manière très bril lante par Larive, en 1775.

LE BARBIER DE SÉVILLE.

BEAUMARCHAIS, 1773.

ACTE I, SCÈNE II.

FIGARO.

Aujourd'hui, ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante.

Ce mot si plaisant, si généralement adopté, tant de fois répété qu'il en est devenu proverbe, frappe cependant à faux, et dit précisément le contraire de ce qu'il fallait dire.

-Ce n'est pas peut-être une idée fausse de penser qu'il y a des plaisanteries de prose, et des plaisanteries de vers. » A cette observation judicieusement spirituelle de Voltaire, je me permettrai d'ajouter et des plaisanteries de musique, c'està-dire de chant vocal. En effet, tel mot familier, telle expression pittoresque, d'une audacieuse nouveauté, que l'on peut lancer dans le dialogue parlé, sans avoir à redouter la mauvaise humeur du public, devient périlleux quand il arrive à l'oreille accompagné par une mélodie incisive, et porté solennellement sur le pavois de l'orchestre. Ce mot que l'acteur eut modulé plus ou moins discrètement, passait inaperçu, défilait, se glissait dans la foule avec tant de rapidité, que nul n'avait le temps de courir après lui, pour le saisir au collet. Tandis que cette même expression articulée par une voix puissante et sonore, par un virtuose qui ne peut en aucune manière en activer le passage (les notes, la mesure, le défendent également), ce mot familier, estampé sur une mélodie, marchant à pas lents, a plus de temps qu'il ne faut pour paraître audacieux, étrange, familier, ridicule même, et pour recevoir, en l'une de ces qualités, une

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bordée de sifflets. La catastrophe sera plus horrible encore si le mot choquant est répété. L'expérience me l'a prouvé quatre fois en ma carrière de traducteur d'opéras.

Lorsque j'avais à mettre en scène un drame lyrique, lati par les Italiens sur une pièce française d'un mérite reconnu, telle que Don Juan, le Mariage de Figaro, le Barbier de S rille, j'observais avec le plus grand soin de faire défiler sous les mélodies de Mozart et de Rossini, les phrases piquantes, les mots heureux et consacrés de Molière et de Beaumarchais. On a remarqué cette fidélité, gardée au texte original, dans les trois ouvrages que je viens de citer l'air de la Calomnie appartient de mot à mot à Beaumarchais, qui m'a fourni même les rimes. Poursuivant mon œuvre sans m'écarter du plan que je m'étais formé, devenant plutôt arrangeur de la prose de Beaumarchais, que traducteur des vers italiens de Sterbini, je voulus encadrer au milieu du grand finale, cette phrase dite par le docteur Bartholo: - Ah! ah! notre ami, cela vous contrarie et vous dégrise un peu : mais n'en décampez pas moins à l'instant. »

Lorsque le public entendit une grosse voix de basse dire: Ah! cela vous dégrise; il murmura. Bartholo, Basile, devaient répéter ensemble la phrase entière. Quand ce mot, jugé malencontreux, par cela seul qu'il était dit en musique, reparut, les sifflets éclatèrent. Et pourtant les habitués de la Comédie-Française, bien autrement délicats et puristes qu'un parterre d'opéra comique, avaient toujours ri de bon cœur lorsque Grandménil, Caumont, Guiaud et leurs prédé cesseurs disaient la même phrase. Ces comédiens excitaient Je rire, ils étaient applaudis, par la seule raison qu'ils parlaient familièrement au lieu de chanter. Donc Beaumarchais a tort, et le plus grand tort, quand il écrit: - Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. >>

Je devrais retourner sa phrase, et m'exprimer de cette manière Ce qui ne vaut pas la peine d'être chanté, on le dit. »

:

Il est plaisant que le Barbier de Séville même présente un

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