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LE DEVIN DU VILLAGE,

Opérette,

Paroles de JEAN-JACQUES ROUSSEAU, citoyen de Genève, Musique de GRANET, citoyen de Lyon, 1752.

Le 18 octobre 1752, trois mois après l'arrivée des Italiens, qui firent connaître la Serra padrona de Pergolese, on représente à Fontainebleau le Devin du Village, opérette en un acte, paroles et musique de J. J. Rousseau. Je dois m'exprimer ainsi d'abord, afin de me conformer à l'opinion trop généralement reçue. Cuvilier, Jéliotte et Mile de Fel remplissaient les rôles du Devin, de Colin et de Colette. Voici ce qu'en dit le philosophe de Genève dans ses Confessions:

-La pièce fut très mal jouée quant aux acteurs; mais bien chantée et bien exécutée quant à la musique. Dès la première scène, qui véritablement est d'une naïveté touchante, j'entendis s'élever dans les loges un murmure de surprise et d'applaudissements jusqu'alors inouï dans ce genre de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point d'être sensible dans toute l'assemblée, et, pour parler à la Montesquieu, d'augmenter son effet par son effet même. A la scène des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne claque point devant le roi; cela fit que l'on entendit tout la pièce et l'auteur y gagnèrent. J'entendis autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges, et qui s'entredisaient à demivoix : · Cela est charmant! cela est ravissant! il n'y a pas un son là qui ne parle au cœur. » Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut moi-même jusqu'aux larmes, et je ne pus les contenir au premier duo, en remarquant que je n'étais pas seul à pleurer.

>> Le lendemain, Jéliotte m'écrivit un billet où il me détailla le succès de la pièce et l'engouement où le roi luimême en était. Toute la journée, me marquait-il, sa ma>> jesté ne cesse de chanter avec la voix la plus fausse de son >> royaume :

» J'ai perdu mon serviteur,

>> J'ai perdu tout mon bonheur. »>

Le Devin du Village fut représenté, le 1er mars 1753, à Paris, et n'eut pas moins de succès. Jean-Jacques avait fait l'abandon de ses droits d'auteur. Le roi lui donna cent louis, Mme de Pompadour cinquante, à Versailles, après une représentation où cette favorite avait chanté le rôle de Colin. Il reçut encore cinquante louis de l'Académie royale de Musique, et cinq cents livres de son éditeur, s'il faut en croire ses Confessions. Le Devin du Village réussit complètement dans sa nouveauté. L'immense réputation littéraire de son auteur présumé vint ajouter ensuite à ce succès et se prolongea bien au delà des bornes assignées aux ouvrages de ce temps et de ce style. En 1828, une perruque bien poudrée, ornée d'une rose, fut lancée des quatrièmes loges et vint tomber aux pieds d'Adolphe Nourrit et de Me Damoreau. Cette bombe inoffensive mit un terme aux fadaises sentimentales que l'amoureux Colin chantait à sa bergère Colette depuis 1752, les septante-six ans venaient de s'accomplir.

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Rousseau nous a conté la brillante explosion que le Devin du Village fit à la cour, à la ville. J'ai laissé le parolier proclamer la victoire du musicien; il s'en est acquitté de manière à savourer les douceurs d'un aussi beau triomphe. Rousseau, comme tant d'autres musiciens de nos jours, faisait son feuilleton, et ne se refusait pas l'encens et les éloges. Le journalisme n'est pas de l'histoire; le chroniqueur doit rétablir les faits souvent altérés, cruellement défigurés par les gazettes de l'époque, les mémoires, les souvenirs, les confessions mêmes que des rédacteurs intéressés ont fait mentir avec une rare impudence.

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Le Devin du Village est de J.-J. Rousseau puisqu'il en a fabriqué le livret. Voilà tout ce qui lui appartient, le lot est assez mince. La musique de cette opérette est de Granet, compositeur lyonnais. Voici comment le philosophe austère qui nous a légué le Contrat social, le candide jouvenceau qui s'accuse d'avoir pris un ruban, plusieurs disent un couvert d'argent, est parvenu frauduleusement à s'approprier l'œuvre musicale de Granet; à s'emparer des récompenses accordées à la partition, et non pas à l'insipide pastorale; à déshériter enfin Granet du lustre que cet ouvrage pouvait donner à son nom resté trop longtemps dans l'oubli.

Rousseau, passant à Lyon, connut Granet, lui promit un livret d'opéra, tint sa parole en lui faisant l'envoi du petit drame ayant pour titre le Decin du Village. Granet se met à l'œuvre, compose sa musique, et bientôt un facteur de la poste remet chez M. Rousseau, homme de lettres, demeurant à Paris, un paquet ficelé, cacheté. En ouvrant le colis, M. Rousseau trouve une épître annonçant l'envoi de la partition du Devin. Épître dans laquelle Granet exprimait le desir d'être un digne collaborateur de son parolier. Ajoutant qu'il a redoublé d'efforts pour exprimer convenablement les sentiments naïfs et tendres de Colette et de Colin.

Il existe à Paris autant de Rousseau que l'on y compte de Lefèvre, de Martin, de Robert. L'envoi de Granet tomba dans les mains de Rousseau (Pierre) de Toulouse, homme de lettres, directeur du Journal encyclopédique; cet autre Rousseau logeait non loin du philosophe de Genève. L'homonyme de Toulouse vit bien, en ouvrant le paquet, en lisant la lettre incluse, que cet envoi ne le concernait en aucune manière. Cet autre Rousseau (Pierre), bien que journaliste, était musicien; il se plut à lire la partition du Devin du Village, il y revint plus d'une fois, l'ouvrage lui plaisait. Il le fit connaître à M. de Bellissent, l'un des conservateurs de la Bibliothèque royale, amateur de musique fort instruit et capable de juger, d'apprécier la composition manuscrite. Après ce double examen, le paquet, remis au bureau de la poste, trouva son des

tinataire véritable, Jean-Jacques Rousseau, le rimeur, auteur du livret mis en musique par Granet.

La marquise de Pompadour jouait, chantait l'opéra dans les petits appartements de Versailles, comme dans sa villa. Plusieurs opérettes, écrites exprès pour son théâtre, telles que Égle, Erigone, formaient déjà le commencement du répertoire de ce spectacle, où n'étaient admis que les favoris de la favorite, lorsque La Vaupalière, fermier général, acheta de J.-J. Rousseau la partition du Devin du Village. Ce financier la paya six mille livres, c'était un peu cher, il est vrai, mais l'ouvrage convenait admirablement au théâtre Pompadour, sa directrice devait être charmante dans le rôle de Colette ou dans celui de Colin qu'elle préféra. La Vaupalière desirait se rendre agréable à la prima donna assoluta, assolutissima. Six mille livres, quelle misère pour un fermier général! Le Devin du Village réussit à merveille, et La Vaupalière eut l'idée de porter à l'Académie royale de Musique la partition dont il avait acquis la propriété. Les premières démarches faites, et dès qu'il y eut espoir d'exécution et de succès, J.-J. Rousseau voulut rentrer dans tous ses droits, afin de tirer d'un sac deux moutures: cela n'est pas sans exemple en musique. La Vaupalière ne disputa point, et permit que la direction de l'Opéra comptât quatre mille livres au philosophe de Genève. Vous remarquerez sans doute que JeanJacques ne parle pas de cette première vente dans ses Confessions, et n'avoue que la moitié du prix de la seconde. Nous révélerons plus tard le motif de toutes ces précautions de vendeur, amoindrissant les prix de la vente, et faisant l'abandon de ses droits d'auteur, en échange de sommes rondes emboursées et mises à l'abri de toute réclamation ultérieure.

Il n'existait point alors de journal assez audacieux pour oser divulguer ce qui se passait à Versailles, dans les petits appartements et surtout dans la villa Pompadour. Un succès merveilleux, obtenu sur ces théâtres particuliers, était un événement tout a fait ignoré du public.

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Voilà donc le Devin du Village amené sur le tapis vert des examinateurs jurés de l'Académie royale de Musique.

Composer une partition, même de ce genre, est un travail pénible et long; ce n'est rien en comparaison du labeur sans fin auquel il faut se dévouer pour faire accepter le livret et la partition. Cette double formalité remplie avec bonheur, les auteurs peuvent partir pour Calcutta, Bénarès et Chandernagor; il leur est permis de visiter la Chine, l'Australie, de passer par le Mexique, de revenir enfin se promener aux Tuileries, bien avant que l'on pense à mettre en scène l'opéra reçu. Tandis que le Derin du Village comptait des pauses dans les cartons de l'Académie royale de Musique, Granet entreprit un voyage plus long encore: il mourut. Son collaborateur Rousseau, n'ayant à redouter aucune indiscrétion du pauvre défunt, qu'il s'était gardé prudemment de nommer, se dit l'auteur des paroles et de la musique du Devin. Il poursuivit ses démarches avec plus d'activité, d'ardeur, et finit par surmonter les obstacles sans nombre que l'on oppose toujours aux débutants.

Le Devin du Village est mis à l'étude, en répétition. C'est alors qu'un musicien doit faire preuve d'habileté, d'intelligence, de soudaineté dans la pensée, de prestesse dans le travail, en exécutant sur-le-champ les additions, les coupures, les transpositions, les soudures qu'exigent le jeu de scène, la marche de l'action, les observations justes du chef d'orchestre ou les capricieuses fantaisies des chanteurs. Un opéra se refait en partie aux répétitions. L'homme qui se donne pour l'auteur d'une musique, et n'a pas le talent. nécessaire pour avoir composé cette musique, pour la comprendre, la posséder à fond, la manier au point de renverser et reconstruire à l'instant, pour remettre sur la voie le symphoniste qui se trompe, le chanteur dont l'attaque est incertaine dans un ensemble, est signalé, démasqué, sifflé, baffoué dès la première séance par le timbalier, si les chefs de pupitre n'ont pas déjà crié cent fois : Au voleur!

C'est ce que les symphonistes de l'Opéra ne manquèrent

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