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Un des pires inconvénients de la versification moderne, c'est que les règles en ont été faites pour le plaisir des yeux, sans égard de celui de l'oreille. C'était précisément le contraire dans l'ancienne poésie française. Aussi les vers modernes, avec leur apparence de politesse et de rigidité, sont-ils remplis, (bourrés), d'hiatus et de fautes contre la

mesure...

» Nos vers sont pleins d'hiatus très réels pour l'oreille, que l'on se contente de masquer aux yeux :

C'est un miracle encor qu'il ne m'ait aujourd'hui En-
fermée à la clef ou menée avec lui.

L'École des Maris, Acte I, Scène 2.

Ces gens qui, par une ame à l'intérêt soumise

Font de dévotion métier et marchandise..

Tartufe, Acte I, Scène 6.

>> On en citerait de pareils par centaines dans Boileau, Racine, La Fontaine et Molière. »

Et M. F. Génin, suivant l'exemple de tous les critiques ses prédécesseurs, pousse l'indulgence au point de ne pas signaler et condamner les hiatus de vers à vers (1); hiatus infiniment réels, tels que celui-ci, formé par la rencontre inévitable, rapide et brutale d'aujourd'hui prêt à frapper en plein sur enfermée, bien que le poète ait séparé ces deux mots par toute la largeur de deux marges. Si l'oeil pouvait se laisser prendre au piège, l'oreille serait prompte à l'avertir, à lui révéler une erreur, qui ne saurait échapper à ce double contrôle.

Rois, chassez la calomnie:

Ses criminels attentats

Des plus paisibles états

Troublent l'heureuse harmonie.

Sa fureur, de sang avide,
Poursuit partout l'innocent.
Rois, prenez soin de l'absent
Contre sa langue homicide.

(1) M. Génin s'est ravisé plus tard.

De ce monstre si farouche
Craignez la feinte douceur :
La vengeance est dans son cœur,
Et la pitié dans sa bouche.

La fraude adroite et subtile
Sème de fleurs son chemin :

Mais sur ses pas vient enfin
Le repentir inutile.

Ces strophes sont remarquables par l'élégance et la grace, par une heureuse facilité de style. » Sur ce point, je suis de l'avis du commentateur Geoffroy; quoique poursuit partout, fraude adroite, me paraissent bien raides pour fléchir sous la mélodie. Après avoir examiné les 309 lignes rimées qui, dans Esther, doivent être chantées, et les 231 qui, dans Athalie, ont la même destination; lorsque l'œil du musicien a jugé que ces amas de lignes courtes, longues, moyennes, que l'auteur a mélées, brouillées, jetées au hasard sur le papier, ne sauraient en aucune manière devenir le texte d'un air ou d'un chœur; cet œil se souvient qu'il a vu, dans Esther, quatre stances qui se dessinaient fort agréablement en tête d'une page. Il revient à cette oasis verdoyante au milieu du désert, s'applaudit et se réjouit de sa conquête. Mais hélas ! quand il veut s'emparer de ce butin précieux et rare, il s'aperçoit que le mirage l'a trompé; il reconnaît que, sous une apparence de régularité, ces strophes, privées de mesure, de rhythme, de cadence, comme tout le reste, ne valent pas mieux pour la mélodie, et qu'elles ont en outre le défaut capital de finir par une rime féminine, par une rime sur laquelle on ne saurait terminer le discours musical sans langueur et sans gaucherie. Les stances commençant et finissant par une féminine, sont d'un effet plus que désagréable à la simple lecture, faut-il s'étonner que les musiciens les réprouvent?

Rois, chassez | la calom | nie.

Ce premier vers, type sur lequel tous les autres doivent

être réglés, modelés, mesurés, est d'un rhythme excellent. Vers de sept syllabes, il se divise par deux, une; trois, une. L'accent, le temps fort, tombe d'aplomb sur sez et sur ni. Si l'on veut établir une mélodie gracieuse et bien sonnante sur ces strophes, il faut absolument que les mêmes accents se retrouvent à la même place dans tous les vers suivants. L'auteur a choisi son modèle, son type, il vient de l'estamper en tête de sa pièce, il est obligé, contraint, forcé, de se régler sur ce patron; et c'est ce que Racine, le lyrique des choeurs. d'Esther et d'Athalie, ne fait pas du tout. Ses quatre strophes, formant un total de seize lignes rimées, ne présentent que trois vers réels, trois vers conformes au patron, et ces vers portent les numéros 5, 9 et 11.

Il y a donc quatre vers excellents dans les couplets d'Esther; oui, sans doute, mais on est forcé de les abandonner; leur isolement les condamne au silence; les réunir serait vouloir former un amphigouri tel que celui-ci :

Rois, chassez | la calom | nie;
Sa fureur de sang a ↑ vide,
De ce monstre si fa | rouche,

La vengeance est dans son | cœur.

Cette strophe est un monstre farouche; elle ne présente aucun sens, et rime faiblement, j'en conviens; mais elle est si vigoureusement rhythmée, si bien plantée sur ses pieds, si bien sonnante, que si vous l'exécutez avec un brillant appareil de voix et d'instruments, elle écrasera, pulvérisera les discours sublimes et boiteux, élégants et rachitiques du grand Racine; tant le rhythme est une puissance formidable, un ouragan qui renverse tout! Sans le rhythme, notre musique deviendrait le plain-chant de Lulli, de Moreau; nos chanteurs dramatiques rediraient l'air des vêpres, et nos académiciens n'auraient plus tort en donnant le titre de lyrique à Racine. Vous voyez qu'il n'y a rien de chantable dans ses œuvres, pas une strophe, pas même deux vers! car après avoir chanté régulièrement,

Rois, chassez la calom | nie :

vous ne serez point assez audacieux, assez impertinent pour ajouter :

Ses cri | mi |

Des plus pai |
Troublent l'heu |

Ce serait passer du français à l'hébreu. Si vous rompez la cadence de votre mélodie pour obéir à la prose de Racine, et la suivre dans ses aberrations, vous n'écrirez plus de la musique, mais du plain-chant. Vous le voyez,

Ses pauvres vers estropiés

Ont des ampoules sous les pieds.

SAINT-AMAND, la Gazette du Pont-Neuf.

Les plus grandes beautés des vers de Racine deviennent d'intolérables défauts du moment que l'on sait que ces vers doivent être chantés en musique. Racine veut peindre, il y réussit admirablement; et cette variété, cette richesse d'images, ces flots de poésie sublime, sont un embarras, un bagage inutile, nuisible même, pour le musicien. La Harpe analyse dans la perfection le chœur d'Esther: Ton Dieu n'est plus irrité, qui finit ainsi :

Dieu descend et revient habiter parmi nous!
Terre, frémis d'allégresse et de crainte;

Et vous, sous sa (1) majesté sainte

Cieux, abaissez vous!

- L'art de ces quatre derniers vers est si nouveau et si admirable, que je ne connais rien de pareil en notre langue. Sans parler de toutes les autres sortes de beautés, remarquons au moins, quelque chose de l'artifice de la phrase harmonique, qui va sans cesse en décroissant du premier vers qui est de six pieds, au second qui est de cinq, au troisième qui est de quatre, au dernier, enfin, qui est de deux

(1) Sous sa me donne pourtant du souci.

et demi, celui où les cieux s'abaissent, sans que jamais l'oreille sente ni saccade, ni secousse, tant le rhythme est ménagé pour l'effet, et tant l'effet est sensible. >>

Oui sans doute, pour le lecteur, mais pour le musicien? Si vous lui donnez ce quatrain à mettre en œuvre, Racine conservera-t-il le privilège de faire abaisser les cieux, au moyen de sa merveilleuse gradation décroissante? Point du tout; le musicien commencera par démolir cet édifice pittoresque et poétique, en répétant une infinité de mots et surtout le dernier vers qui s'alongera de dix ou quinze syllabes au moins : voilà son effet détruit, anéanti. Les gammes descendantes des violes et des seconds violons, précédées par les gammes des flûtes et des premiers violons, et suivies par les gammes des violoncelles et des violonars, achèveront cette descente générale, ce ravalement complet; ce trait coulé dans toute son étendue, exécuté diminuendo, calando, perdendosi sera lié par les tenues des instruments à souffle, et quand il aura touché le terme de son voyage aérien, les violoncelles harpégeront encore pendant quelques mesures l'accord final, qui s'éteindra, s'évaporant comme un léger nuage. Voilà le tableau du musicien, c'est en vain que vous chercherez le dessin, les contours de celui de Racine; tout sera couvert, effacé par un art dont les effets plus puissants et plus développés, produisent une sensation plus vive, plus prolongée et surtout plus appréciable. Tout un auditoire verra les cieux s'abaisser en entendant cette musique; les vers de Racine auront disparu, quelques mots épars, échappés du naufrage, viendront frapper de temps en temps l'oreille; pour servir de jalons et marquer la route suivie par le compositeur, en expliquant ce que les images de la musique pourraient avoir de trop vague. J'ai démontré, je crois, la complète inutilité des vers pittoresques et poétiquement beaux, lorsqu'ils sont destinés à passer par les mains du musicien.

Holbein, le Pérugin, Raphaël ont exercé leur talent, promené leur pinceau, nuancé leurs couleurs, sur un bois poli

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