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Beaumarchais a pris à Rabelais son Bridoye, mais il a outré sa bêtise. Bridoye n'est que naïf. Brid'oison est stupide. Il est vrai que Beaumarchais voulait personnifier en lui la magistrature vénale. De son temps, on achetait une charge de juge, comme on achetait encore dernièrement un emploi d'officier dans l'armée anglaise, et Beaumarchais voulait provoquer la réforme de cet abus. L'auteur comique a ajouté à la bêtise du personnage un agrément de plus, mais qui s'accorde bien avec son rôle: il bégaye.

VII.

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Fontenay et

Le personnage de Bridoye nous offre un nouvel exemple des absurdités où peut conduire le désir de trouver partout des applications historiques. Les commentateurs de l'édition variorum voient dans quelques rapprochements de lieux, Fonsbeton, par exemple, et dans l'indulgence de Rabelais pour Bridoye, la preuve que l'étrange juge dont on vient de nous raconter l'histoire, n'est autre que Tiraqueau, cet ami dévoué de Rabelais, qui le tira autrefois des griffes des moines, et pour lequel il professe en plusieurs endroits l'amitié la plus tendre et la plus sincère. Une telle supposition n'a pas besoin de réfutation. Rabelais n'a-t-il pas l'habitude de choisir de préférence, pour placer ses scènes comiques, les localités qu'il connaît et qui lui ont laissé d'agréables souvenirs? Quant à l'indulgence de Pantagruel pour Bridoye, c'est une épigramme de plus contre la magistrature, puisque les gens de loi qui prétendent lire et peser les pièces des procès, ne jugent pas autrement que lui, qui ne lit rien et ne s'en cache pas.

En revenant, Epistémon raconte à Pantagruel un cas rapporté par Valère Maxime, où le juge avait dû en effet être très embarrassé, et où l'on aurait pu jeter aussi les dés pour connaître le coupable. C'est au retour de ce voyage que l'on consulte Triboulet et que l'on se décide à partir.

VIII.

Pantagruel, avant de s'éloigner pour si longtemps, va trouver son père pour lui demander son autorisation. Gargantua n'est plus le géant des premiers chapitres, c'est l'élève de Ponocrates, c'est l'auteur de la «concion aux vaincus», le roi sage, tout entier au bonheur de ses sujets. Pantagruel le trouve s'occupant des affaires de l'état et tenant en main un paquet de requêtes auxquelles il a été répondu et des papiers concernant des affaires déjà réglées. Il lui fait part de son désir d'entreprendre un grand voyage. Gargantua lui donne sa pleine approbation à cause des connaissances qu'il ne peut manquer d'acquérir dans cette aventureuse entreprise; il met à sa disposition tout l'argent dont il aura besoin, et comme il a été question du mariage de Panurge, Gargantua demande à son fils s'il ne jugera pas à propos de se marier lui-même.

Pantagruel répond qu'il n'y a pas encore songé, et que, d'ailleurs, il ne se fût jamais décidé à un acte si grave et si important sans l'autorisation ou plutôt sans l'invitation de son père. Gargantua le félicite de ces bons sentiments, et il s'emporte fort contre les mariages contractés légèrement et sans consulter les familles. On sait qu'en Italie, il y a peu d'années encore, il suffisait à un jeune couple de se pré

senter devant le prêtre, et, si les deux jeunes gens avaient le temps de dire: Questa è la mia moglie; questo è il mio marito, avant que le prêtre les interrompit, le mariage était valable. C'est par une scène de ce genre que s'ouvre le célèbre roman de Manzoni les Fiancés. Il fut un temps où les choses se passaient en France à peu près de la même façon. Mais cette facilité à contracter mariage fut restreinte dès le XVIe siècle, au moment où le concile de Trente s'occupait de la question; le gouvernement français fit en 1556 un édit, et en 1560 une ordonnance pour déclarer ces mariages nuls et sans valeur.

La pensée qui avait fait établir cette coutume est la même qui avait fait créer le droit d'asile dans les édifices religieux. Dans la société féodale, la femme, malgré les honneurs plus apparents que réels que lui accordait la chevalerie, était souvent considérée comme une sorte de marchandise. Le mariage était le plus souvent un arrangement de famille, dans lequel le sentiment de la mariée n'entrait pour rien. Les poèmes chevaleresques nous fournissent de nombreux exemples de ce genre. Le but de l'église en autorisant ces unions conclues à la hâte et subrepticement, était d'assurer une protection à la jeune fille contre les abus de l'autorité paternelle, de même que le droit d'asile accordé à l'individu coupable d'un acte de violence, était une protection contre les abus de ces condamnations sommaires dans lesquelles il était fait trop bon marché des droits de la défense. Mais lorsque la société se régla, lorsque les mœurs s'adoucirent, et qu'au règne de la force succéda peu à peu le règne de la légalité et de la persua

sion, le droit d'asile et le droit de mariage ex abrupto, devinrent à leur tour des sources d'embarras et de difficultés. Ces deux droits étaient des correctifs apportés aux abus de la force. Du moment où la force n'avait plus le pouvoir d'abuser, les correctifs n'avaient plus de raison d'être et tendaient à devenir abusifs à leur tour.

C'est l'avis de Gargantua, qui condamne vivement les unions contractées sans l'assentiment de la famille. On voit à chaque instant, suivant lui, des mauvais sujets, des scélérats, des brigands, s'insinuer par de belles paroles auprès des jeunes filles crédules et riches, et les entraîner à faire des mariages dont elles ne tardent pas elles-mêmes à se repentir. Il accuse les moines et les prêtres qu'il appelle des mystes ou initiés, et des taupetiers, parce qu'ils vivent loin du jour, loin de la lumière comme des taupes, de prêter, trop facilement et par des motifs d'intérêt, leur ministère à ces unions.

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La chaleur que Gargantua met dans cette allocution, qui ne se relie qu'assez imparfaitement au récit, fait supposer qu'il s'agissait pour Rabelais de protester contre quelque mariage de ce genre qui venait de s'accomplir sous ses yeux. Les commentateurs ont échoué dans leurs efforts pour trouver l'explication de cette sortie de l'honnête géant.

Pantagruel promet de se conformer en tout aux avis de son père, et celui-ci, en revanche, lui promet que, lorsqu'il reviendra de son expédition, il trouvera une fiancée à son gré, et un repas de noces dont il sera parlé longtemps.

IX.

Rabelais nous apprend ensuite que Pantagruel en partant fit grande provision de pantagruélion, tant vert que préparé.

Qu'est-ce que le pantagruélion? - Rabelais se délecte à nous en faire une description animée et charmante.

L'herbe pantagruelion a racine petite, durette, rondelette finante [finissant] en pointe obtuse, blanche, à peu de filaments et ne profonde [s'enfonce] en terre plus d'une coubdée... De la racine procède un tige unique, ligneux, crenelé quelque peu en forme de colonnes striées; plein de fibres, esquelles consiste toute la dignité [valeur] de l'herbe... La hauteur est communément de cinq ou six pieds... Les feuilles a longues trois fois plus que larges, verdes toujours, asprettes comme l'orcanette, durettes, incisées autour comme une faulcille, finissantes en pointe de lance macédonique et comme une lancette dont usent les chirurgiens. Et sont par rangs en égale distance esparses autour du tige en rotondité, par nombre en chascun ordre [rangée] ou de cinq ou de sept. Tant l'a chérie nature, qu'elle l'a douée en ses feuilles de ces deux nombres impairs, tant divins et mystérieux. L'odeur d'icelles est fort et peu plaisant aux nez délicats.

Pour peu que vous ayez regardé cette plante dans la nature, vous l'avez déjà reconnue à cette description aussi précise que pittoresque, entremêlée de comparaisons. Glanons encore quelques traits:

La semence provient vers le chef du tige, et peu au-dessous. Elle est . . . spherique, oblongue, noire, claire et comme tannée, durette, couverte de robe fragile, delicieuse à tous oiseaux canores [chanteurs] comme linottes, chardriers [chardonerets], alouettes, serins, tarins, et autres.

Impossible de méconnaître le chénevis dans ces graines, et le chanvre dans la plante. Rabelais ajoute :

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