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losophes sceptiques la solution d'une question d'un caractère un peu élevé, ils vous répondront: Que saisje? C'était la devise de Montaigne, et il y est resté fidèle. L'auteur des Essais est un charmant causeur; il est prêt à discuter toutes les questions avec vous, en semant à flots les traits d'esprit, les recherches de l'érudition, les anecdotes piquantes ou instructives. En fermant le livre, vous êtes enchanté de votre interlocuteur; mais que vous a-t-il enseigné? Il a fait passer devant vos yeux les raisons qui militent pour telle ou telle opinion, mais il n'a oublié aucune des raisons qui militent contre; il vous a éclairé sans doute, mais si vous attendiez de lui une réponse précise, vous avez été trompé dans votre espérance. Tout au plus vous a-t-il donné un conseil indirect et enveloppé.

Or, c'est une réponse précise que réclame Panurge. Cette réponse, la philosophie ne la lui donne pas, non plus que la médecine, non plus que la théologie. Les trois sciences se déclarent également incompétentes quand il s'agit de prédire l'avenir.

XV.

Ce serait maintenant au jurisconsulte à formuler son avis, mais il ne s'est pas présenté. Nous en saurons la raison plus tard. En attendant, achevons l'histoire des consultations de Panurge.

Pantagruel, le voyant pensif, lui dit : « Vous avez consulté tous les sages sur le sujet qui vous préoccupe. Je vous conseille, pour n'oublier personne, de consulter un fou. Les fous ont quelquefois du bon. » Un sot quelquefois ouvre un avis important,

a dit Boileau, traduisant l'adage latin:

Sæpe etiam stultus fuit opportuna locutus.

«Je vous en citerai un exemple, poursuit Pantagruel.

< Un porteballe s'était arrêté près de la boutique d'un rôtisseur et mangeait son pain à la fumée du rôti. Le marchand le laissa faire, mais, quand le repas fut fini, il demanda à être payé. Le porte balle se récria. Joan, fou du roi, passait en ce moment: on le fit juge du différend. Il demanda au gueux une pièce d'argent; celui-ci la lui donna. Joan la pesa, la fit sonner, l'examina minutieusement; la foule le suivait d'un ceil attentif, le rôtisseur attendait toujours. Le fou, prenant alors un air solennel, dit: Les parties sont quittes: le rôtisseur a fourni au porteballe la fumée de ses mets, le porteballe a fait entendre au rôtisseur le son de son argent.> Don César de Bazan a lu son Rabelais:

Souvent pauvre, amoureux, n'ayant rien sous la dent,
J'avise une cuisine au soupirail ardent,

D'où la vapeur des mets aux narines me monte;
Je m'assieds là, j'y lis les billets doux du comte,
Et trompant l'estomac et le cœur tour à tour,
J'ai l'odeur du festin et l'ombre de l'amour.]

(Ruy Blas, I, 2.)

Panurge accueille l'idée de Pantagruel. On convient de consulter Triboulet, fou de François I", et tous deux se mettent à énumérer les qualités de Triboulet à la manière d'une litanie récitée par deux assistants.

Fou de nature, dit Pantagruel,
Fou seigneurial, répond Panurge;
Fou jovial,

fou de haute gamme;

Fou impérial,

-

fou papal.

Chacun des interlocuteurs parvient à rattacher

105 épithètes au nom du fou. Nos ancêtres paraissent s'être fort amusés de ces énumérations disposées en litanies, car Rabelais y revient souvent, sans grand intérêt pour nous.

On consulte donc Triboulet en lui apportant des présents appropriés à sa profession. On n'en peut tirer que trois mots. Pantagruel les interprète contre Panurge; celui-ci les trouve favorables.

L'homme d'instinct n'a pas non plus répondu à la question des chercheurs; on décide alors que l'on ira consulter l'oracle de la Dive Bouteille.

XVI.

On sait que Molière a porté sur le théâtre comique la grande consultation de Panurge. Sganarelle, dans le Mariage forcé, rencontre son ami Géronimo et le consulte pour savoir s'il doit se marier; Géronimo, qui joue ici le rôle de Pantagruel, lui conseille d'abord de n'en rien faire; mais le voyant décidé ou à peu près à passer outre, il lui dit de consulter deux docteurs fameux, ses voisins. L'un est un scolastique armé pour la dispute, à cheval sur les catégories et les raisonnements en barbara et en baralipton; il l'écoute à peine, puis il lui offre de parler différentes langues, souvenir de la rencontre de Panurge et de Pantagruel. L'autre docteur est un sceptique, qui répond à peu près comme Trouillegan :

Sganarelle.

La

J'ai envie de me marier. Marphurius. Je n'en sais rien. Je vous le dis. Il se peut faire. fille que je veux prendre est fort jeune et fort belle. - Il n'est pas impossible. Ferai-je bien ou mal de l'épouser ? - L'un ou l'autre.

peut être.

- J'ai une grande inclination pour la fille.

Le père me l'a accordée. Il se pourroit.

Cela

La chose est

Mais en l'épousant, je crains d'être trompé.

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Mais que feriez-vous si vous étiez à ma place ?→
Que me conseillez-vous de faire ?

vous plaira, etc.

Ce qu'il

Sganarelle, impatienté, finit par lui donner des coups de bâton.

Il aperçoit ensuite deux bohémiennes, et il leur pose aussi la question de Panurge: Dois-je me marier?

Tu épouseras une femme gentille, une femme gentille qui sera aimée et chérie de tout le monde qui te fera beaucoup d'amis qui fera venir l'abondance chez toi qui te donnera une grande réputation. Mais serai-je... trompé? - Trompé ? — trompé ?

--

Les Bohémiennes chantent, dansent et s'enfuient sans répondre.

Ces diverses scènes relèvent directement de Rabelais.

XVII.

Un poète comique, un peu pâle, mais gracieux et facile, Colin d'Harleville, l'auteur de M. de Crac et du Vieux Célibataire, a rimé aussi une consultation matrimoniale qui procède de Rabelais. C'est un souvenir de Panurge consultant les cloches et surtout Pantagruel. Les réponses ne sont pas en écho, mais tous les vers masculins de la pièce sont sur une seule rime :

Je viens vous consulter, compère
Sur un point des plus délicats:
Je veux me marier, Lucas,
Me conseillez-vous de le faire ?

Eh oui, mariez-vous, Colas.
- Si j'allais faire une sottise?
Si, quand j'aurai sauté le pas,

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C'est la phrase de, Panurge: «J'aime bien les maris trompés, ils me semblent gens de bien et les hante volontiers; mais, pour mourir, je ne le voudrais être,»>

Colas insiste. Il a froid dans son lit en hiver, il trouve que c'est triste de rester seul toute la nuit. Mariez-vous, lui dit son ami.

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