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jouissaient seules de l'immortalité; faut-il admettre la même croyance chez Rabelais? Les âmes intellectives de la phrase que nous venons de citer, signifieraient-elles les âmes intelligentes, à l'exclusion des autres? Rabelais professe un tel amour de la science, un tel mépris de l'ignorance, que cette idée peut fort bien lui être venue, quoiqu'il ne l'ait pas nettement formulée. Mais il se peut bien aussi que les expressions peu respectueuses qu'il emploie pour désigner les âmes de ceux qu'il méprise, ne soient que des locutions de pure gaîté, des images comiques destinées simplement à faire rire le lecteur et dont il n'y a rien à conclure.

Ajoutons que, dans un Galien qui avait appartenu à Rabelais, on a trouvé cette annotation manuscrite à un passage où le savant médecin semble mettre en doute l'existence de l'âme: Hic Galenus se plumbeum ostendit. [Ici Galien s'est montré stupide.] Comme cette note était faite pour lui-même, on peut être sûr qu'elle exprimait son sentiment au moment où il l'écrivait.

En somme, nous ne voyons pas dans l'ouvrage considéré dans son ensemble, de raison suffisante pour supposer que Rabelais ne crût pas à l'immortalité de l'âme de tous les hommes. Quant aux âmes intelligentes, aux âmes des hommes instruits, sa foi en leur immortalité ne semble pas pouvoir être mise en doute.

VI.

Mais était-il chrétien ou simplement déiste? Les déclarations chrétiennes ne sont pas rares dans son livre :

La paix du Christ notre Redempteur soit avec toy (I, 4), écrit Grandgousier à Gargantua. Celui-ci écrit la même chose à Pantagruel:

La paix et grace de Notre Seigneur soient avec toy (II, 8).

Dans la même lettre, Gargantua montre la science et la sagesse passant des pères aux enfants,

jusques à l'heure du jugement final, quand Jesu-Christ aura rendu à Dieu le pere son royaume pacifique, hors tout dangier et contamination de peché.

A Thélème, Gargantua fait une déclaration également chrétienne :

Heureux qui tendra au but, au blanc, que Dieu par son cher fils nous a préfix (I, 58).

Dans un autre endroit, Gargantua allégue à son fils le péché originel (II, 8), il parle du franc arbitre de l'homme et de la grâce en sincère catholique, et non pas en luthérien, comme le prétend M. Eug. Noël.

Il serait facile de multiplier les citations. Contentons-nous de rappeler ce que Pantagruel ajoute, après avoir rapporté l'histoire de Thamnouz et de la mort du grand Pan:

Je interpreterois [ce récit] de celuy grand Servateur des fidèles qui fut en Judée ignominieusement occis par l'envie et iniquité des Pontifes, prebstres et moines de la loi Mosaïque, etc. (Voir p. 153 de ce volume).

Quand Pantagruel eut développé ce rapprochement, on vit une grosse larme couler sur sa joue au souvenir du supplice de Jésus. Cette larme est certainement sincère; la plupart des commentateurs en conviennent.

Voilà pour les témoignages positifs. Ajoutons qu'il

n'y a pas dans tout le livre un seul mot qui puisse faire supposer que Rabelais rejette le principe de la religion chrétienne.

VII.

Mais n'était-il pas hérétique? Il l'était, si l'on prend ce mot dans son acception plaisante. Dans le sens précis et technique du mot, il ne l'était pas.

Pour être hérétique, il faut errer sur le dogme. Or si Rabelais a attaqué certaines opinions de la cour romaine, il ne s'en est jamais pris à un seul des dogmes qu'elle enseigne.

Les dogmes sur lesquels les catholiques et les protestants sont divisés ont été formulés par Bossuet dans son Exposition de la foi catholique. On peut les résumer en quelques mots :

L'église romaine n'adore que Dieu, mais elle révère la Vierge et les saints; elle honore leurs statues, leurs reliques, leurs écrits, comme rappelant leurs vertus et leurs enseignements. Dieu remet les péchés gratuitement; mais pour obtenir cette faveur, il est juste qu'on se soumette à une pénitence qui est un témoignage de repentir de la part du pécheur. Les hommes ne sont pas sauvés uniquement par la volonté de Dieu, il faut qu'ils se rendent dignes du salut par leurs œuvres. Jésus, les saints, peuvent nous appliquer une part de leurs mérites, de là les indulgences. L'Eglise romaine admet les sept sacrements et elle croit, en vertu de la tradition dont elle est dépositaire, avoir le droit de faire une règle de foi, au lieu de laisser la croyance au libre arbitre de chacun.

1 Euvres de Bossuet, 4 vol. grand in 8°. Tome I.

Voilà tout. Eh bien, Rabelais ne s'est jamais permis, à l'endroit de ces dogmes, ni une attaque directe, ni même une allusion railleuse. Il n'a raillé que des points de discipline sur laquelle l'Eglise romaine autorise la libre discussion. Ce qu'il a blâmé, ce qu'il a attaqué, l'a été aussi par d'autres écrivains ecclésiastiques dont l'orthodoxie n'a jamais été mise en doute. Nous avons le choix entre ces écrivains. Nous n'en alléguerons qu'un seul.

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VIII.

Claude Fleury, le collaborateur de Bossuet dans l'éducation du Dauphin, l'auteur d'une Histoire ecclésiastique très savante et très curieuse dont il a publié 22 volumes, sans préjudice de ceux qui ont été publiés il y a une quarantaine d'années et qu'il avait préparés, l'auteur de divers traités à l'usage de la jeunesse, qui n'ont pas cessé d'être employés dans l'enseignement religieux, Claude Fleury, disons-nous, est, au sujet des abus qui se sont introduits dans l'Eglise, en complet accord avec Rabelais qu'il n'avait probablement pas lu - et nous retrouvons chez lui, sous la forme modérée, mais ferme qui le caractérise, la plupart des critiques que nous avons rencontrées chez le curé de Meudon.

Il y a trois points entre autres sur lesquels Rabelais revient constamment : les moines, les dévotions, la papauté.

Sur ces trois points, Claude Fleury est aussi sévère que Rabelais.

Il s'emporte à différentes reprises contre l'ignorance des moines, dans laquelle il voit la cause de

< l'incontinence des clercs, des pillages et des violences des laïques, de la simonie ou trafic des choses saintes de la part des uns et des autres.»

Qu'on ne prenne pas la défense de l'ignorance en disant que cette simplicité conserve la vertu. L'ignorance n'est bonne à rien. C'est dans les siècles les plus ténébreux et chez les nations les plus grossières qu'on voit régner les vices les plus abominables.

Il ajoute qu'au moyen-âge les fonctions des clercs étaient presque réduites à chanter des psaumes qu'ils n'entendaient pas, et à pratiquer les cérémonies extérieures. (Troisième Discours. Histoire ecclésiastique. Tome XIII.) Cl. Fleury constate également la paresse des moines Les premiers moines travaillaient de leurs mains, et savaient si bien accorder l'austérité avec la santé qu'ils vivaient souvent cent ans.>

Le travail des mains ayant été méprisé et mis en oubli, les religieux rentez se sont abandonnez la plupart à la paresse et à la crapule, surtout dans les pays froids.>

La création des ordres mendiants a beaucoup favorisé cette fainéantise. St François avoit ordonné le travail à ses disciples, et ne leur permettant de mendier que comme dernière ressource. Dans son testament, il déclare qu'il veut formellement que tous les frères s'appliquent à quelque travail honnête.» Quatre ans après sa mort, on trouva cette prescription trop dure, et l'on abandonna le travail pour la mendicité oisive et vagabonde, avide et importune.

Dans les couvents on multiplia les psalmodies, les prières vocales; il en résulta une grande perte de temps, d'un temps qui aurait pu être employé plus utilement. Les offices, généralement peu compris, chantés machinalement, étaient promptement expédiés; on ne songeait qu'à en avoir plus tôt fini. Ne vaut-il pas mieux travailler que de prier ainsi? (Huitième Discours, passim. H. eccl. T. XX.) Ce sont, on le voit, les mêmes critiques que chez Rabelais.

Cl. Fleury ne condamne pas moins les dévotions,

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