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corrigée et punie, comme elle devrait. Mais si elle est quelque jour mise en évidence, et manifestée au peuple, il n'y aura pas d'orateur assez éloquent, de loi assez rigoureuse, de magistrat assez puissant pour les préserver d'être brûlés tous vifs dans leur raboulière.

En entendant cette sortie véhémente et passionnée, la plus véhémente que nous ayons rencontrée depuis le commencement de l'ouvrage, et que pour cette raison, nous soupçonnons n'être pas de Rabelais → Panurge est pris de peur, et cette fois il a raison; il veut rebrousser chemin; impossible: la porte a été fermée sur eux. Comme pour l'Averne de Virgile, entrer dans le domaine des Chats Fourrés est facile, la difficulté est d'en sortir. On ne s'en va de là qu'avec <un bulletin et décharge». Pour obtenir ce bulletin, il faut comparaître devant Grippeminaud lui-même.

XVI.

La Fontaine nous a tracé un portrait de Grippeminaud :

C'étoit un chat vivant comme un dévot ermite,

Un chat faisant la chatemite,

Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras....
Grippeminaud leur dit; mes enfants, approchez,
Approchez; je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose,
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,

Grippeminaud, le bon apôtre,

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,

Mit les plaideurs d'accord, en croquant l'un et l'autre. Ce Grippeminaud n'est pas celui de Rabelais. Celui-ci a la figure humaine et il n'a rien des allures patelines du chat de La Fontaine. Il est franchement méchant. Il avait, suivant Rabelais, les mains pleines de sang, des griffes de harpie, un museau en bec de

corbin, les dents d'un sanglier de quatre ans, les yeux flamboyants comme une gueule d'enfer; il était tout couvert de mortiers, entrelacé de pillons, si bien qu'on ne voyait que les griffes.

[On sait que la coiffure de certains juges s'appelait un mortier; Rabelais y ajoute des pilons pour indiquer qu'on y pilait les récalcitrants, hommes et opinions, mais il écrit ce mot: pillons, autre malice.]

Son siége et celui de ses assesseurs, les chats de garenne [pilleurs de garenne], était un long ratelier tout neuf, au dessus duquel il y avait des mangeoires fort belles et fort amples. A l'endroit du siége principal, au lieu de l'image de la Justice, il y avait l'image d'une vieille femme, des besicles sur le nez, tenant en sa main droite un fourreau de faucille, une épée crochue [par opposition au glaive de la Justice, qui est droit], et dans sa main gauche une balance. Les bassins de la balance se composaient de deux gibecières [ou bourses] de velours, l'une pleine de billon et pendante, l'autre vide et élevée bien haut au dessus du trébuchet. - Je pense, dit l'auteur, que c'étoit le portrait de la Justice Grippeminaudière, car les plateaux des balances de la vraie Justice sont en parfait équilibre.

«Quand nous fûmes introduits, je ne sais quelle sorte de gens, tous vêtus de gibecières et de sacs, à grands lambeaux d'écritures, nous dirent de nous asseoir sur une sellette. Panurge leur dit : Gallefretiers mes amis, je suis très bien debout; votre sellette est trop basse pour quelqu'un qui a des chausses neuves et un court pourpoint. Asseyez-vous là, et qu'on n'ait plus à vous le répéter. La terre s'ouvrira pour vous engloutir tout vifs si vous faillez à bien répondre.

Quand ils furent assis, Grippeminaud, d'une voix furieuse et enrouée, leur dit: Or çà, or çà, or çà. Cette sorte d'exclamation: Or çà, est ordinairement une simple liaison qui signifie maintenant», mais elle peut signifier: Apportez de l'or ici, et c'est pour cette raison que nous la verrons revenir si souvent trop souvent dans les discours que. l'auteur prête à Grippeminaud.

XVII.

On sait que l'inquisition ne disait pas à ceux qui étaient amenés devant elle de quoi ils étaient accu-. sés. Elle leur demandait pourquoi ils supposaient qu'on les avait arrêtés, et, par ce moyen, provoquait des aveux, qui étaient tournés contre eux. C'était une énigme qu'on proposait aux accusés, énigme terrible, car s'ils ne trouvaient rien à répondre, on les maintenait en arrestation, on les attendait à un autre interrogatoire; et, s'ils répondaient, ils pouvaient fournir des armes contre eux. Grippeminaud va procéder de la même façon; il va donner aussi une énigme à deviner à nos voyageurs. Quant au crime dout on les accuse, il n'en sera pas même question. Voici l'énigme proposée :

Une bien jeune et toute blondelette,
Conceut ung fi's ethiopien sans pere:
Puis l'enfanta sans douleur, la tendrette,
Quoyqu'il sortist comme faict la vipere,
L'ayant rongé, en mult grand vitupere,
Tout l' ng des flancs. pour son impatience.
Depuis passa monts et vaux en fiance,
Par l'aer volant. en terre cheminant:
Tant qu'estonna l'amy de Sapience
Qui l'estimoit estre humain animant.

Cette énigme ne remplit pas toutes les conditions

qu'on exige maintenant dans ces sortes de jeux d'esprit. L'énigme actuelle est une définition plus ou moins enveloppée, mais la chose devinée ne change pas. Dans les énigmes du XVI siècle il n'en était pas ainsi. La chose devinée passait ordinairement par différentes phases, elle se développait. L'être auquel s'applique le mot de nos énigmes est à l'état de repos. Celui des énigmes du XVIe siècle était d'ordinaire à l'état de mouvement.

Voici l'explication proposée par Esmangart, auteur de cet étrange commentaire historique dont nous avons parlé :

La jeune blondelette qui conçoit un fils éthiopien sans père est la religion catholique, qui produisit seule, et d'abord à bonne intention, le noir tribunal de l'inquisition; sans père, c'est-àdire sans la coopération et contre la volonté du divin auteur de l'Evangile. Elle l'enfanta sans douleur comme la vipère [qui suivant une croyance alors et longtemps encore après répandue, était supposée enfanter par la boucho] mais elle eut bientôt déchiré le sein de sa mère. Ce tribunal a en effet, par ses cruautés, par ses abominables sacrifices humains, autant fait de mal à la religion chrétienne que la persécution lui a fait de bien. Ce monstre [l'inquisition] passa les monts et les vallées; ce qui est vrai à la lettre, puisqu'il franchit les monts de l'Italie, les Apennins et les Alpes, pour de là se répandre en Espagne, en France, et presque dans toute la catholicité, où il causa tant de maux que le sage, qui le croyait un être humain, tandis que c'étoit un diable vomi de l'enfer sur la terre, en fut tout étonné.

Nous n'entendons nous approprier ni l'explication ni les idées d'Esmangart; il nous semble que Rabelais a voulu faire tout simplement ici une «fanfreluche antidotée » pour avoir le plaisir d'en mettre une explication telle quelle dans la bouche de ses personnages.

Après avoir prononcé son énigme, Grippeminaud

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ajoute en s'adressant à Panurge: < Or çà, résous-
nous promptement ce que c'est, or çà.
Or de par
Dieu, répond Panurge en singeant les répétitions de
son juge, si j'avais un sphinx en ma maison, comme
Verrès un de vos précurseurs, je pourrais résoudre
l'énigme, or de par Dieu. >

Panurge s'approprie ici une phrase de Cicéron, plaidant contre Verrès le concussionnaire.

Je ne sais pas deviner les énigmes, disait l'avocat de Verrès. Vous avez pourtant un sphinx dans votre maison, répondit Cicéron. Il s'agissait d'un sphinx de bronze volé par l'accusé et donné au défenseur.

--

- Mais je n'y étais pas, continue Panurge, comme s'il répondait à une accusation articulée, et je suis innocent du fait.

- Or çà, dit Grippeminaud, puisque tu ne veux pas dire autre chose, je te montrerai, or çà, que mieux vaudrait tomber entre les pattes de Lucifer, or çà, et de tous les diables, or çà, qu'entre nos griffes, or çà. Tu nous allègues ton innocence comme une raison pour nous échapper; sache que nos lois sont comme toiles d'araignées, les simples moucherons, les petits papillons y sont pris, tandis que les gros taons malfaisants les rompent et passent à travers, or çà. Nous ne cherchons pas les gros larrons et tyrans, ils sont de trop dure digestion, or çà, et nous en puniraient, or çà. Mais vous autres, gentils innocents, vous serez innocentés, or çà, et le grand diable vous chantera messe, or çà.

Innocentés dans cette phrase signifie fouettés. Au seizième siècle et même au dix-septième, quand on trouvait les jeunes filles au lit un peu tard le jour des saints Innocents, on avait le droit de les claquer.

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