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doivent être cueillies expressément dans la nuit de la St Jean, c'est-à-dire à l'ancienne fête païenne de l'équinoxe d'été. La pièce de Shakespeare: Midsummer-night's Dream nous montre cet usage existant aussi en Angleterre. Les Gaulois avaient six plantes sacrées : le samolus (plante de la famille des primulacées), la verveine, la primevère, la jusquiame, le trèfle et le sélage ou herbe d'or, qui paraît avoir été aussi une verveine; mais on ne nous dit pas si l'on s'en servait pour obtenir des rêves prophétiques. Les Anciens employaient dans ce but des branches de laurier. Panurge demande à Pantagruel s'il en doit mettre sous son chevet. Pantagruel lui dit qu'il n'y faut rien mettre du tout, que ce sont là des superstitions et il l'envoie dormir.

On sait quelle importance l'antiquité en général attachait à l'interprétation des songes. La Bible est pleine de songes interprétés. Les malades allaient dormir dans les temples consacrés aux dieux de la médecine pour obtenir en songe la révélation des remèdes appropriés à leur maladie. C'est ce qu'on appelait l'incubation. Cette croyance prit surtout un développement inoui du huitième au sixième siècle avant J. C.

Dans toute l'Asie antérieure et en Egypte, dit à ce sujet M. François Lenormant', elle exerce sur les événements politiques une influence qui paraîtrait incroyable, si elle n'était pas attestée par des documents contemporains, par des inscriptions officielles et non par des légendes de date postérieure. C'est un songe qui encourage Assourbanipal (Sardanapale) dans sa guerre et lui promet la victoire . . . C'est un

1 La Divination et la science des présages chez les Chaldéens, in 8°. 1875. p. 142. - Voir aussi : Maury. La Magie et l'astrologie dans l'antiquité et au moyen-âge, in 8o. 1861, et le Sommeil et les Rêves, en 12o. 1865.

songe qui détermine Gygès à rendre hommage au roi d'Assyrie. Un autre songe annonce à Crésus la mort de son fils Atys.. L'Éthiopien Sabacon, après un règne prospère, se décide à évacuer l'Égypte à la suite d'un songe qui lui rappelle un oracle rendu au moment de son avènement au trône. Le roi tanite Séti est engagé à tenir résolument tête à Sennachérib par une vision nocturne, où Phtah de Memphis lui apparaît et lui annonce la destruction miraculeuse de l'armée assyrienne; il élève une statue commémorative de ce prodige, etc., etc.

Il est donc très naturel que, dans l'épreuve que veut faire Pantagruel, la divination par les songes tienne sa place.

Panurge rêve qu'il est marié. Il a une femme charmante qui lui fait mille caresses, mais tout en le caressant, elle lui attache une jolie petite paire de cornes sur le front; puis tout change, il se trouve transformé en tambourin, et elle en chouette. Le commencement de son songe l'avait rendu gai, mais la fin le rend perplexe, et il l'est encore davantage après les savants commentaires auxquels ces songes donnent lieu.

V.

< Consultons la sibylle de Panzoust», dit Pantagruel. Epistémon n'est guère de cet avis; il ne croit pas aux sibylles. L'église y avait cru longtemps. Au XVIIIe siècle on mentionnait encore, dans la prose du Jugement dernier, l'autorité de la sibylle :

Teste David cum sibylla.

A l'époque même de Rabelais ou peu de temps auparavant, Michel-Ange peignait ses terribles Sibylles dans la chapelle Sixtine en face du Jugement dernier, et, Raphaël, qui leur donnait une physionomie moins farouche, plaçait des sibylles dans une église au-des

sus d'un autel. Mais les sibylles vivantes avaient bien dégénéré. Ce n'était plus que de vulgaires sorcières, des diseuses de bonne aventure, les somnambules lucides ou les médiums de ce temps-là. Pantagruel est cependant d'avis de consulter la susdite vieille. «Epuisons tous les moyens, dit-il. Voyons d'abord, nous jugerons après. >

On se met en voyage. Le troisième jour, on trouve la maison de la sibylle au bas de la croupe d'une montagne, sous un grand et ample châtaignier. La vieille était mal en point, mal vêtue, mal nourrie, édentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, langoureuse et faisait un potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil os, destiné à donner du goût au bouillon.

On lui fait force présents; le rameau d'or de la sibylle de l'Enéide est remplacé par un anneau du même métal. Elle commence les conjurations qui sont connues depuis la Magicienne de Théocrite; puis elle écrit son oracle. comme la sibylle de Virgile, sur des feuilles ici des feuilles de sycomore; elle les jette aux vents et disparaît. Panurge ramasse les feuilles, et les porte à Pantagruel. On n'est pas d'accord sur le sens qu'il faut donner à l'oracle. Pantagruel y lit que Panurge sera trompé par sa femme, s'il se marie; Panurge l'interprète en sens contraire.

<Ce qu'il y a de plus clair, c'est que l'oracle n'est pas clair, dit Pantagruel. Adressons nous à d'autres; les muets, les fous, les mourants, nous dit-on, voient plus loin que les hommes ordinaires, consultons tour à tour ces trois sortes de personnes. >

VI.

Le muet fait une quantité de signes que Rabelais nous décrit avec soin. Mais que veulent dire ces signes? Impossible de s'entendre sur l'interprétation.

On se rend auprès du mourant. Rabelais l'appelle Raminagrobis; Pasquier prétend qu'il s'agit du poète Crétin. En effet. les vers équivoques que nous allons rencontrer tout à l'heure, figurent dans les œuvres de Crétin. Mais c'est la seule preuve que Pasquier allégue, et l'on peut trouver que ce n'est pas assez. Guillaume Crétin fut tenu en son temps pour le prince des poètes français; il excellait dans les jeux de mots, acrostiches, équivoques, tours de force, qui passaient pour de la poésie aux yeux de beaucoup de gens au quinzième siècle. Nous avons vu un échantillon de ce genre d'ouvrages dans l'inscription de Thélème. Au siècle suivant, la mode changea et Guillaume Crétin retomba dans l'oubli. C'était du reste, si nous en croyons les renseignements recueillis sur son compte, un honnête ecclésiastique, chanoine de la Sainte Chapelle et bon catholique. Rien donc, historiquement, n'explique le rôle que va lui faire jouer Rabelais.

Quoi qu'il en soit, ce poète, nous dit Pantagruel, avait, en secondes noces, épousé la grand Gore, ou la grande Truie. Ce nom qui avait été donné autrefois par le peuple à la reine Isabelle de Bavière, femme du roi Charles VI l'insensé, pourrait bien être une allusion à la doctrine épicurienne, dont Horace compare les disciples à des porcs. - [Je suis, dit-il, Epicuri de grege porcus.] Quand Panur ge et frère Jean arrivèrent auprès du moribond, il

leur déclara qu'il venait de faire une exécution; il avait chassé loin de son lit un tas de pestilentes bêtes noires, guares [en bas normand: vares, couleur noisette], fauves, blanches, cendrées, grivelées [tachetées comme les grives], qui ne voulaient pas le laisser mourir à son aise. Les unes le piquaient perfidement, les autres s'accrochaient à lui à la façon des harpies, les autres l'importunaient comme des frêlons; toutes insatiables de son sang ou de ses biens, l'empêchaient de penser à Dieu, et l'arrachaient à la contemplation du bien, de la félicité que Dieu a préparée à ses élus dans l'autre vie à l'état d'immortalité.

Ces pestilentes et avides bêtes que le poète avait chassées, ne sont évidemment que les moines venus pour épier les dernières heures du mourant afin de se faire léguer sa fortune. Mais, pour avoir l'audace d'écarter les moines de son lit mortuaire, il fallait une certaine dose d'incrédulité, et ceci confirme l'explication que nous avons donnée de la grand Gore par la doctrine épicurienne. Raminagrobis, du reste, pour se passer de moines à l'article de la mort, n'est nullement un incrédule, il exprime sa confiance en Dieu et sa croyance à une âme immortelle. Cela n'est pas conforme à la doctrine d'Epicure, mais ce qui y est conforme, c'est l'absence de toute crainte à l'approche de la mort, et le désir de passer tranquillement et loin des importuns de vie à trépas.

C'est, en effet, la prière que Raminagrobis fait à Panurge et à ses amis. «Ne suivez pas l'exemple de ces bêtes importunes, leur dit-il, ne me molestez pas, et laissez-moi en silence, je vous prie. >

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