Page images
PDF
EPUB

Enfin sous tant d'efforts la machine succombe,
Et son corps entr'ouvert chancèle, éclate et tombe.1
Tel sur les monts glacés des farouches Gelons 2
Tombe un chêne battu des voisins aquilons;3
Ou tel, abandonné de ses poutres usées,
Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisées.*
La masse est emportée, et ses ais arrachés
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

225

C'est le procumbit humi bos. Cette syllabe pesante, ce mot tombe qui termine si admirablement cet hémistiche, se trouve répété plus bas, tombe un chéne; mais cette répétition, loin d'être ici une négligence, me semble une beauté. Boileau, en peintre habile, ayant à peindre la même chose, rappelle le même son. Le Brun.

Le vers de Boileau étant suspendu par ces mots chancelle, éclate, la chute en est bien plus sensible que dans Virgile même. Clément, Nouv. obs., 296. - Voici le vers de Virgile ( Énéide, liv. V, v. 481):

Sternitur, exanimisque, tremens, procumbit humi bos.

2 Peuples de Sarmatie voisins du Borysthène. Boil., 1713.

5 Voisins aquilons pour aquilons voisins... transposition dure nécessitée par la rime. Saint-Marc.

4 Vers 221 à 226. Cette description, à un seul mot près (le même mot voisins), est d'une beauté remarquable. La Harpe, Lyc., XIV, 369. 5 Chez le chantre cachés... Cacophonie. Saint-Marc. mortels n'est mis là que pour remplir le vers. Brienne.

Aux yeux des

47

TOME II.

CHANT V.

L'AURORE cependant d'un juste effroi troublée,
Des chanoines levés voit la troupe assemblée,
Et contemple long-temps, avec des yeux confus,
Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus. 2
Chez Sidrac aussitôt Brontin d'un pied fidèle, 3
Du pupitre abattu va porter la nouvelle.
Le vieillard de ses soins bénit l'heureux succès
Et sur un bois détruit bâtit mille procès. *

5

1 Publié avec le chant vi, en 1683, non vers le mois de septembre, comme le disent Brossette et d'autres éditeurs, mais au mois de janvier : c'est ce qu'on établit au tome III, art. des Erreurs, no 39.

2 Qu'elle n'a jamais vus, est de la grâce la plus riante, et un des hémistiches les plus heureux de Boileau. Le Brun.—Cette grâce en excuse la maligne exagération. M. Amar. - - S'il est permis de juger des chanoines riches du xvIIe siècle, par ceux que nous avons connus au xvirre, Boileau n'est coupable ni de malignité ni d'exagération.

Vers 1 à 4. Le début de ce chant est tout-à-fait dans le goût d'Homère; plusieurs chants de l'Iliade commencent ainsi. L'Aurore qui n'avait jamais vu les chanoines levés est d'abord saisie d'effroi; et plus le spectacle est nouveau pour elle, plus il est naturel qu'elle s'arrête à le contempler. M. Andrieux, Cours.

3 C'est la première fois, peut-être, que l'expression d'un pied fidèle se trouve aussi bien employée. Le Brun.

4 Vers 8. Il y a là une espèce de jeu de mots qui, dans un poème d'un autre genre, serait répréhensible, mais que l'on pardonne facilement ici. M. Andrieux, Cours.

Vers 7 et 8. Ils rappellent le mot de Chicaneau (Plaideurs, sc. dern.) que l'espoir de plaider sur le mariage de sa fille console presque de ce qu'on a surpris son consentement. De plus de vingt procès ceci sera la source, dit-il; mais Boileau nous paraît supérieur par son assimilation hardie d'un procès à un édifice.

10

L'espoir d'un doux tumulte1 échauffant son courage,
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'âge;
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit,
Vient étaler au jour les crimes de la nuit.
Au récit imprévu de l'horrible insolence,
Le prélat hors du lit, impétueux s'élance. *
Vainement d'un breuvage à deux mains apporté, 4 15
Gilotin, avant tout, le veut voir humecté.

Il veut partir à jeun. Il se peigne, il s'apprête;

1 L'espoir d'un doux tumulte. Cet hémistiche prouve ce qu'on a déjà observé, que l'art de tout dire est un des mystères les plus secrets du génie de Boileau. Le Brun.

[ocr errors]

2 Il fallait va au lieu de vient. Saint-Marc. Il le faudrait sans doute aujourd'hui; mais la dernière locution, que Boileau a encore employée au vers 60 du chant vi, était alors usitée. On peut s'en convaincre par la correspondance de Voltaire où elle se trouve fréquemment : Je viendrai vous

voir,

dit-il.

Cadence pressée

5 Impétueux paraît se rapporter à lit... Saint-Marc. produisant une harmonie imitative. Batteux, I, 145 (on a rapporté ses remarques sur les cadences à la note du vers 134, épît. v, p. 67). — Impétueux s'élance, est ce que l'on nomme une affixe. Il faut se garder de placer ainsi les adjectifs; on en a fait dans ces derniers temps un abus incroyable, depuis que Delille a dit :

Beau d'orgueil et d'amour, il vole à ses amantes.

...Je conseillerais donc de n'employer ainsi ces adjectifs que quand ils tiendront la place d'un adverbe, comme impétueux est ici pour impétueusement. M. Andrieux, Cours.

4 Un bouillon. Brossette. -Saint-Marc et l'éditeur d'Amsterdam(1772) disent que ces vers ne désignent pas plus un bouillon qu'un autre breuvage.— Qu'importe! s'écrie avec raison M. Amar : ce qu'il fallait remarquer, c'est l'image à deux mains apporté; c'est cette belle expression humecté qui rend si bien le proluit de Virgile. On croit, observe aussi M. Andrieux ( Ib. ), on croit voir Gilotin apporter avec de grandes précautions le succulent breuvage; il faut bien prendre garde d'en laisser perdre une goutte.

5 Ce seul hémistiche peint le prélat dans sa colère; il ne veut rien entendre ; il partira méme à jeun... Le laconisme même du poète est un trait

L'ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête,1

3

20

Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux :
Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux. 3
Il sort demi paré; mais déjà sur sa porte
Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,
Qui tous, remplis pour lui d'une égale vigueur,

5

de grand maître : on y voit, et la brusquerie, et la mauvaise humeur du prélat. M. Andrieux, Cours.

[ocr errors]

1 Auger (note 4) explique comment ce vers et celui-ci : Les morceaux trop hátés, etc. (chant 1er, vers.110) produisent une harmonie imitative. Ici le peigne poussé sans ménagement rencontre un obstacle qui l'arrête, là les morceaux avalés l'un sur l'autre se heurtent contre l'œsophage dont ils se ferment l'entrée. C'est cette résistance, c'est ce choc qu'il fallait peindre. La saccade du mot háté en est la vive et fidèle image.

2 V. O. ( en part. ) 1683 à 1698. Le bouis.... 1701 à 1713. Le bouys. - Cette dernière orthographe est singulière; elle pouvait faire croire que buis (seul mot admis à présent) avait deux syllabes, et le vers eût paru défectueux.

5 Ovide, Héroïde IX, vers 79, 80:

Ah! quoties, digitis dum torques stamina duris,
Prævalidæ fusos comminuere manus!

Le poète sait ennoblir le peigne par cette comparaison ingénieuse : Tel Hercule, etc... J'observe que si Boileau eût mis Tel Hercule en filant rompait tous les fuseaux, le vers eût paru plus long, sans l'être en effet. Le Brun. 4 V. E. Texte de 1683 à 1701. On lit DEs saints à 1713, faute grossière reproduite non-seulement à 1740 P, comme le dit M. de S. S., mais à 1716, in-4° et in-12; 1717, Vest.; 1721, Vest. et Bru., et 1816, Avi..

5 Qu'est-ce que c'est qu'être rempli de vigueur pour quelqu'un...? SaintMarc.-C'est une locution barbare. Édit. d'Amsterdam, 1772. — Vigueur veut dire ici zèle actif: le sens n'est pas douteux, mais l'expression est impropre. M. Daunou, édit. 1809. M. de S. S. cherche à excuser cette expression en observant que, selon l'Académie, vigueur au figuré signifie « ardeur jointe à la fermeté qu'on apporte dans les affaires. »- M. Daunou

-

(1825) répond qu'on ne dirait à personne : j'aurai de la vigueur pour vous. Cette remarque, dit M. Andrieux (Cours), est sans doute juste, mais elle me semble bien rigoureuse. M. Daunou convient que le sens ne saurait être douteux; dès-lors il faut bien permettre quelque chose au poète.

Sont prêts, pour le servir, à déserter le chœur.
Mais le vieillard condamne un projet inutile.
Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :
Son antre n'est pas loin; allons la consulter,
Et subissons la loi qu'elle nous va dicter.
Il dit à ce conseil, où la raison domine,`
Sur ses pas au barreau la troupe s'achemine,
Et bientôt, dans le temple, entend, non sans frémir,
De l'antre redouté les soupiraux gémir.

Entre ces vieux appuis dont l'affreuse grand'salle1
Soutient l'énorme poids de sa voûte infernale,
Est un pilier fameux2, des plaideurs respecté,
Et toujours de Normands à midi fréquenté.3
Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
Hurle tous les matins une Sibylle étique :

On l'appelle Chicane; et ce monstre odieux
Jamais pour l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux.*
La Disette au teint blême et la triste Famine,
Les Chagrins dévorans et l'infâme Ruine, 6

5

25

30

35

40

1 Grand'salle était consacré par l'usage, et semble d'une nécessité rigoureuse en poésie... Un poète qui se serait chargé d'introduire au milieu du vers la grand'salle, n'eût guère réussi à le rendre harmonieux. Le Brun.

2 Le pilier des consultations. Boil., 1713. Les anciens avocats s'assemblent et on vient les consulter près de ce pilier. Bross. - Cela ne se pratique plus depuis le milieu du xvIIIe siècle.

3 Vers très jovial. Boileau mène toujours de front la gravité et la plaisanterie, quoiqu'il ait dit d'un ton solennel, Et garde-toi de rire en ce grave sujet... Le Brun.

4 Vers 1 à 40. Ils sont sur un carton dans l'édition de 1685... Même remarque qu'au vers 88, satire II, tome I.

Vers 33 à 40. Tableau poétique et plein de vérité. M. Andrieux, Cours. 5 Epithète heureuse et caractéristique. Clément (remarque citée p. 288, note du vers 19, ch. 1).

6 Affreuse au lieu d'infame ruine serait détestable. Un homme, comme

« PreviousContinue »