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OBSERVATIONS

SUR L'ART POÉTIQUE CONSIDÉRÉ EN GÉNÉRAL.

I. LORSQUE Cet ouvrage fut imprimé (édit. de 1674, in-4°) les ennemis de Boileau (notamment Desmarets, p. 76, et Sainte Garde, p. 10) dirent que c'était une traduction de l'Art poétique d'Horace. L'auteur leur répondit (Préface de l'édit. de 1674, grand in-12, ci-devant tome I) que sur onze cents vers, il n'y en avait pas plus de 50 ou 60 imités d'Horace. Quelque décisive que fût cette réponse, Pradon (p. 85) reproduisit, dix ans après, la même censure, en toutes lettres, et ajouta que toutes les fois que Boileau abandonnait Horace, il rampait, il donnait dans la bassesse, et ne savait plus ce qu'il disait. Voy. aussi la note du dernier vers du ch. IV.

II. Le jugement que porte Voltaire est un peu différent. «L'Art poétique, dit-il (Dict. Philosoph., à ce mot), est admirable, parce qu'il dit toujours agréablement des choses vraies et utiles, parce qu'il donne toujours le précepte et l'exemple, parce qu'il est varié, parce que l'auteur, en ne manquant jamais à la pureté de la langue,

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<< Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

« Ce qui prouve son mérite chez tous les gens de goût, c'est qu'on sait ses vers par cœur; et ce qui doit plaire aux philosophes, c'est qu'il a presque toujours raison. »

« Puisque nous avons parlé de la préférence qu'on peut don-. ner quelquefois aux modernes sur les anciens, on oserait présumer ici que l'Art poétique de Boileau est supérieur à celui d'Horace. La méthode est certainement une beauté dans un poème

(Note du Faux titre). V. O. Texte de 1674 à 1713, et de Bross. et SaintMarc. Dumonteil, Souchay et les éditeurs modernes suppriment en vers.

TOME II.

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didactique; Horace n'en a point. Nous ne lui en faisons pas un reproche, puisque son poème est une épître familière aux Pisons, et non pas un ouvrage régulier comme les Géorgiques; mais c'est un mérite de plus dans Boileau, mérite dont les philosophes doivent lui tenir compte. »

« L'Art poétique latin ne paraît pas, à beaucoup près, si travaillé que le français. Horace y parle presque toujours sur le ton libre et familier de ses autres épîtres. C'est une extrême justesse dans l'esprit, c'est un goût fin, ce sont des vers heureux et pleins de sel, mais souvent sans liaison, quelquefois destitués d'harmonie; ce n'est pas l'élégance et la correction de Virgile. L'ouvrage est très bon, celui de Boileau paraît encore meilleur; et si vous en exceptez les tragédies de Racine, qui ont le mérite supérieur de traiter les passions, et de surmonter toutes les difficultés du théâtre, l'Art poétique de Despréaux est sans contredit le poème qui fait le plus d'honneur à la langue française. »>

<< Ne nous lassons point, dit ailleurs le même Voltaire (mot vers), de citer l'Art poétique; il est le code, non-seulement des poètes, mais même des prosateurs.

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III. « Que ceux, dit La Harpe (Lyc. VI, 224 et suiv.), qui veulent écrire en vers méditent l'Art poétique de l'Horace français, ils y trouveront marqué d'une main également sûre le principe de toutes les beautés qu'il faut chercher, celui de tous les défauts dont il faut se garantir. C'est une législation parfaite dont l'application se trouve juste dans tous les cas, un code imprescriptible, dont les décisions serviront à jamais à savoir ce qui doit être condamné, ce qui doit être applaudi. Nulle part l'auteur n'a mieux fait voir le jugement exquis dont la nature l'avait doué. Ceux qui ont étudié l'art d'écrire, qui en connaissent par une expérience journalière les secrets et les difficultés, peuvent attester combien ils sont frappés du grand sens renfermé dans cette foule de vers aussi bien pensés qu'heureusement exprimés, et devenus depuis long-temps les axiomes du bon goût. Il serait bien injuste qu'ils perdissent de leur mérite parce que le temps nous les a rendus familiers, ou parce que de grands modèles les avaient précédés... >

En disant ce qu'il fallait faire, il apprenait à juger celui qui

avait bien fait, à le discerner de celui qui faisait mal. En resserrant dans des résultats lumineux toutes les règles principales de la tragédie, de la comédie, de l'épopée et des autres genres de poésies; en renfermant tous les préceptes de l'art d'écrire dans des vers parfaits et faciles à retenir, il laissait dans tous les esprits la mesure qui devait servir à régler leurs jugemens. Il rendait familières au plus grand nombre ces lois avouées par la raison de tous les siècles et par le suffrage de tous les hommes éclairés. Il dirigeait l'estime et le blâme; et s'il est vrai que l'empire des arts ne peut, comme tous les autres, subsister sans une police à-peu-près généralement reçue, sans des lois qui aient une sanction et un effet, quoique souvent violées comme ailleurs, sans une espèce de hiérarchie qui établisse des rangs, des honneurs et des distinctions, l'écrivain qui a contribué plus que personne à fonder cet ordre nécessaire, qui fut, il y a cent ans, le premier législateur de la république des lettres, et qu'aujourd'hui elle reconnaît encore sous ces titres, ne mérite-t-il pas une éternelle reconnaissance? >>

IV. « Boileau, dit D'Alembert, fit son Art poétique, qui est dans notre langue le code1 dụ bon goût, comme celui d'Horace l'est en latin; supérieur même à celui d'Horace, non-seulement par l'ordre, si nécessaire et si parfait, que le poète français a mis dans son ouvrage et que le poète latin semble avoir négligé dans le sien, mais surtout parce que Despréaux a su faire passer dans ses vers les beautés propres à chaque genre dont il donne les règles; bien différent de ces précepteurs arides et pour ainsi dire morts, dont les leçons glacées ne seraient propres qu'à tuer le génie, si le génie daignait les entendre, et qui sont aux véritables législateurs en poésie, ce que les scolastiques sont aux

1 Voilà Boileau évidemment érigé en législateur poétique par Voltaire, La Harpe (nos II et III, p. 162) et d'Alembert..... Ce sont des professeurs de rhétorique, dit un écrivain moderne, qui ont affublé Boileau du sobriquet ridicule de législateur du Parnasse... » Ces professeurs de rhétorique qui affublent d'un sobriquet ridicule ne ressemblent pas mal à des pédans; toutefois nous avons peine à croire que l'écrivain qui s'exprime ainsi, ait entendu ranger Voltaire, La Harpe et d'Alembert dans cette classe, et nous aimons mieux penser que l'opinion de ces auteurs célèbres était sortie de sa mémoire.

vrais philosophes; artistes, ou plutôt artisans malheureux, dont le sort est de refroidir tout ce qu'il touchent, et d'user tout ce qu'ils polissent. » D'Alembert, I, 46.

V. « L'Art poétique, dit M. de Jaucourt, est un chef-d'œuvre de raison, de goût, de versification... Despréaux a une réputation au-dessus de toutes les apologies, et sa gloire sera toujours intimement liée avec celle des belles-lettres françaises »>. Encyclop., mot Satire. (Batteux dit la même chose, t. III, p. 158 et suiv.)

VI. Après avoir comparé Boileau et Horace comme auteurs de Satires et d'Épîtres, M. Auger (Éloge, p. 9) ajoute : « Pour la troisième fois, Boileau lutte contre Horace : cette fois la victoire lui reste. Ce qui n'avait fourni à l'un que la matière d'une épître, appelée trop fastueusement peut-être du nom d'Art poétique, est devenu sous la plume de l'autre un poème vraiment digne de ce titre. Inférieur à Boileau du côté de l'étendue, Horace ne peut lui être comparé sous le rapport de l'ordonnance. Employant la forme épistolaire, il use légitimement, mais sans réserve, de toute la liberté qu'elle autorise. La poésie dramatique paraît être le sujet principal de ses réflexions; il ne fait qu'indiquer légèrement les autres genres: du reste, il passe subitement d'un objet à l'autre, et mêle les règles générales aux règles particulières : ainsi il s'affranchit des entraves de la méthode et du travail des transitions. 1 Boileau donne à son poème une forme plus imposante et plus sévère; il y embrasse toutes les parties de l'art qu'il professe; il les divise, les lie, les gradue, les subordonne entre elles et à l'ensemble, par les justes proportions qu'il établit. Travaillant sur un plan vaste et régulier, il développe, pour le remplir et le décorer, toutes les richesses de l'imagination et du style. De là ces heureux épisodes qui rompent l'uniformité du sujet; ces métaphores nobles ou gracieuses, qui en ornent la simplicité; cette versification brillante où l'aridité de la pensée se dérobe sous la magnificence de l'expression; ces traits malins qui égayent la gravité des règles sans en affaiblir l'autorité; enfin cet art d'identifier le précepte et

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Nous parlons de l'art des transitions, au tome I, Essai, no 107.

l'exemple, en décrivant chaque genre de poésie du ton qui lui est propre, et en y appliquant, pour ainsi dire, la couleur locale: »

VII. « Un goût exquis, observe M. Lemercier, dicta tous les vers de l'Art poétique, qui ne se peut comparer en justesse, en grâce, en excellence, qu'à l'Art poétique d'Horace, le seul ouvrage sur cette matière vraiment digne d'entrer en parallèle avec lui. Ces sublimes esprits, nés tous deux dans les beaux siècles littéraires de l'Italie et de la France, ainsi qu'Aristote avait paru dans le bel âge de la Grèce, s'abstinrent de détailler en vers la nature de la poésie et ses sujets, comme ce savant le fit en prose. L'invention des genres, leur décomposition élémentaire, les modèles multipliés par le génie, le suffrage ou le blâme du bon goût public, formé par de nombreuses productions, tout les avait précédés, tout les avait instruits; il ne leur restait qu'à jeter sur la perfection de l'art leur coup-d'oeil sagace, leurs vues profondes; qu'à recueillir les jugemens de leur nation éclairée ; qu'à saisir dans la contemplation des fruits de la pensée les grands traits qui les caractérisent; qu'à réduire enfin toutes les maximes en un extrait purement tiré de ce trésor d'idées, d'opinions, de remarques, et d'ouvrages admirables déjà répandus et commentés sans cesse avant eux aussi leur raison, toute substantielle, estelle délicatement assaisonnée du sel le plus piquant. Leurs préceptes resserrés, et si élégamment écrits, sont eux-mêmes des exemples. Ce que d'autres ne savent que délayer, ils le concentrent. Mieux on se les explique, et mieux on en conçoit l'étendue. Plus on réfléchit sur eux, et plus on sent le besoin de les méditer encore. Toujours c on y trouve des beautés qu'on n'avait point aperçues. Un souffle divin, une vapeur subtile et céleste, les pénètre et nuance pour eux tous les objets; ils sont tout éclat, tout feu; et la sécheresse des détails, même les plus arides, se féconde sous leur style de flamme. »

«Ils dessinent nettement et sans dureté le contour de leurs pensées; ils les parent d'ornemens simples, les relèvent des couleurs les plus vives: ils ont enfin je ne sais quoi de doux et d'animé qui ravit et échauffe leurs esprits d'une particulière inspiration. peu de vers qu'ils ont tracés sur l'art des vers en est toute

Le

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