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aussi celui des bons poëtes. Quant à Esope, il me semble qu'on le devroit mettre au nombre des sages dont la Grèce s'est tant vantée lui qui enseignoit la véritable sagesse, et qui l'enseignoit avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes, mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite. Pour moi, je n'ai pas voulu m'engager dans cette critique. Comme Planude vivoit dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Esope ne devoit pas être encore éteinte, j'ai cru qu'il savoit par tradition ce qu'il a laissé. Daus cette croyance, je l'ai suivi, sans retrancher de ce qu'il a dit d'Esope que ce qui m'a semblé trop puéril, ou qui s'écartoit en quelque façon de la bienséance.

Esope étoit Phrygien, d'un bourg appelé Amorium. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne sauroit dire s'il eut sujet de remercier la nature, ou bien de se plaindre d'elle; car, en le douant d'un trèsbel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d'homme, jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage de la parole. Avec ces défauts, quand il n'auroit pas été de condition à être esclave, il ne pouvoit manquer de le devenir. Au reste son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.

Le premier maître qu'il eut l'envoya aux

champs labourer la terre, soit qu'il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s'oter de devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues i les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son sommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Esope eût affaire dans le logis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de l'oc casion, et mangea les figues avec quelquesuns de ses camarades: puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas qu'il se pût jamais justifier, tant il étoit bègue et paroissoit idiot. Les châtiments dont les anciens usoient envers leurs esclaves étoient fort cruels, et cette faute très-punissable. Le pauvre Esope se jeta aux pieds de son maître; ct se faisant entendre du mieux qu'il put, il témoigna qu'il demandoit pour toute grâce qu'on sursît de quelques moments sa punition. Cette grâce lui ayant été accordée, il alla querir de l'eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s'ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule. Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura surpris: on n'auroit pas cru qu'une telle invention pût partir d'Esope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avoit fait, et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils se gardèrent

bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas d'agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues encore et toutes vermeilles. Par ce moyen Esope se garantit; ses accusateurs furent punis doublement , pour leur gourmandise, et pour leur méchanceté.

Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns disent que c'étoient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter hospitalier, qu'il leur enseignât le chemin qui conduisoit à la ville. Esope les obligea premièrement de se reposer à l'ombre; puis leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu'après qu'il les cut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. A peine Esope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la Fortune étoit debout devant lui, qui lui délioit la langue, et par même moyen lui faisoit présent de cet art dont on peut dire qu'il est l'auteur. Réjoui de cette aventure, il s'éveilla en sursaut; et en s'éveillant: Qu'est ceci? dit-il ma voix est devenue libre; je prononce bien un râteau, une charrue, tout ce que je veux. Cette merveille fut cause qu'il changea de maître. Car comme un certain Zénas, qui étoit là en qualité d'économe, et qui avoit l'œil sur les esclaves, en eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le

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méritoit pas, Esope ne put s'empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seroient sus. Zénas , pour le prévenir et pour se venger de lui, alla dire au maître qu'il étoit arrivé un prodige dans sa maison; que le Phrygien avoit recouvré la parole mais que le méchant ne s'en servoit qu'à blasphémer et à médire de leur seigneur. Le maître le crut, et passa bien plus avant; car il lui donna Esope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudroit. Żenas de retour aux champs, un marchand l'alla trouver, et lui demanda si pour de l'argent il le vouloit accommoder de quelque bête de somme. Non pas cela, dit Zénas, je n'en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves. Làdessus, ayant fait venir Esope, le marchand dit: Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce personnage? on le prendroit pour une outre. Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Esope le rappela, et lui dit: Achète-moi hardiment, je ne te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire: on les menacera de moi comme de la bête. Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: Les dieux soient loués! je n'ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n'ai-je pas déboursé grand argent.

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Entre autres denrées, ce marchand trafiquoit d'esclaves: si bien qu'allant à Ephèse pour se défaire de ceux qu'il avoit, ce que

chacun d'eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces. Esope pria que l'on eût égard à sa taille, qu'il étoit nouveau-venu, ct devoit être traité doucement. Tu ne porteras rien, si tu veux, lui repartirent ses camarades. Esope se piqua d'honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le panier au pain; c'étoit le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu'il l'avoit fait par bêtise mais dès la dînée le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d'autant; ainsi le soir, et de même le lendemain de façon qu'au bout de deux jours il marchoit à vide. Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.

Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d'un grammairien, d'un chantre et d'Esope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde sa marchandise: Esope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu'ils savoient faire: Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien, on peut s'imaginer de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles; son grammairien trois mille; et en cas que l'on

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