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STATIQUE DES CIVILISATIONS

CHAPITRE PREMIER

LES DEUX ÉCOLES

Les explications que l'on a données du développement humain sont de deux sortes :

1. Système anthropocentrique.

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Les grands hommes. Le souverain. - La providence. pour la science professé par les historiens de cette école. méthode psychologique jugée par ses conséquences.

2. Système de la subordination de l'homme au milieu.

Montesquieu. Herder. Buckle.

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Les diverses faces du pro

blème historique. Évolution et différenciation. dynamique. Objet de l'ouvrage.

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Lorsqu'on prend à part chacune des civilisations qui tour à tour ou simultanément ont brillé à la surface de la terre, lorsqu'on étudie les événements qui ont marqué leur origine, les péripéties variées à travers lesquelles s'est effectuée leur croissance, les causes qui ont amené leur chute, on est frappé des inégalités qu'elles présentent. Les historiens qui ont tenté d'expliquer ces différences les ont presque toujours rapportées aux inégalités du génie humain; ils ont fait de l'homme le point autour duquel tout gravite, le centre vers qui tout

converge pour eux, l'individu est l'artisan de sa propre destinée, et chacun, dans la mesure de ses forces et de ses talents comme dans l'étendue de ses moyens d'action, concourt à l'œuvre commune. En première ligne, ils placent les prêtres, les orateurs, les poètes, les chefs militaires, tous ceux qui pensent avec finesse, qui parlent avec éclat, qui agissent avec puissance. Voilà pour eux les vrais agents du développement humain : « L'histoire universelle n'est que l'histoire des grands hommes qui ont travaillé sur la terre (1). ›

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Mais au-dessus des grands hommes, dans chaque pays il en est un qui les éclipse tous, car il a pour lui le génie de la naissance : c'est le roi. Dans ce système, que les Allemands ont très justement appelé anthropocentrique, les chefs de peuple ont une importance extrême; l'histoire d'une nation y est remplacée par l'histoire d'une dynastie : pendant la paix, on rédige la chronique de la cour; pendant la guerre, on fait le récit des batailles livrées par le prince, on vante ses prouesses, on célèbre ses victoires. Chez nous, la plupart des livres décorés du nom pompeux d'Histoire de France sont moins l'histoire des Français que celle des rois résidant à Paris, à Bourges, à Blois ou à Versailles (2). L'exagération donnée à la personnalité humaine fait qu'on attribue à un simple rouage l'importance du mécanisme tout entier.

1. Carlyle.

2. Voltaire lui-même, qui pourtant fut novateur en toutes choses, fait reposer toute l'histoire de France, au xvi° siècle, sur un personnage unique, sur celui qu'il appelle emphatiquement « le grand

roi. >>

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Cette conception du souverain mène tout droit à une autre du même genre, celle de la Providence, qui gouverne l'humanité absolument comme les rois gouvernent leurs peuples. L'idée, formulée par Augustin, a été reprise par Bossuet: « Ce long enchaînement des causes particulières, s'écrie l'augure de Meaux, qui font et défont les empires, dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes; il a tous les cœurs dans la main : tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain. » Par un retour bizarre, les penseurs idéalistes, partis d'une conception exagérée de la personnalité humaine, aboutissent dans leurs conclusions à une subordination complète de l'homme. Cette subordination s'affirme tellement et de tant de manières qu'il faut bien l'accepter. Seulement, guidés par les trompeuses lueurs de l'analogie, ils ont donné à leur conception le caractère anthropomorphique; poètes, ils ont bâti tout leur système sur une métaphore. Ils ont cru édifier une théorie ce n'est qu'une brillante image, sur laquelle à travers les âges leur imagination, souvent féconde, s'est épuisée en de stériles efforts. Mais ce système, précisément parce qu'il est un produit nécessaire de l'évolution humaine, a fait fortune; il a pour complices inconscients ou intéressés presque toutes les puissances du jour : il a pour lui les habitudes de l'éducation, les liens de la religion, et, pardessus tout, cette force d'inertie qu'on appelle la coutume et le préjugé; aujourd'hui encore, bien que répudié par la grande majorité des hommes qui pensent, il est

pour le commun des intelligences le dernier mot de la philosophie.

Ce qui caractérise les historiens de cette école, c'est le parfait dédain qu'ils affectent pour la science et ses grandes découvertes. Socrate, que l'on regarde comme le père de la doctrine anthropocentrique, leur a donné l'exemple de l'ignorance: «Tout ce que je sais, disait-il, c'est que je ne sais rien. » Ses admirateurs ont vu là une preuve de sa grande modestie; mais le philosophe d'Athènes disait vrai; son bagage scientifique était des plus légers (1). Il ne comprit rien aux admirables inductions de Thalès, qui voyait dans l'eau le principe fondamental des organismes, vérité que personne ne conteste plus aujourd'hui; il ne comprit rien aux enseignements d'Anaximandre, le créateur de la doctrine dynamique, laquelle sert de base à la physique moderne, ni à ceux de Pythagore, qui donnait à la terre la forme d'une sphère, et essayait de montrer toute la fécondité de la mathématique. Le même Socrate était contemporain d'Hippocrate, le père de la médecine, et de Démocrite, le fondateur de la théorie atomistique. En regard de ces grandes découvertes, qu'a produit Socrate? Rien qu'une tendance, et une tendance désastreuse. La méthode psychologique, qu'il a formellement inaugurée, permet aux idées les plus grotesques d'avoir cours, puisqu'il n'existe aucun moyen d'en vérifier l'exactitude.

Tout le secret de la méthode a été dévoilé par Quinet

1. Pour Socrate, la physique et l'astronomie appartenaient à la catégorie des phénomènes appelés divins, pour lesquels la recherche humaine est insensée et impie. » (Grote.)

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