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D'ailleurs les statistiques sont là. Chez nous, un ouvrier des fermes de Vaucluse consomme par an, d'après M. de Gasparin, cent soixante-six kilogrammes de charbon; un ouvrier employé aux terrassements à Rouen en consomme cent soixante-quatorze kilogrammes. En Angleterre, le docteur Smith a calculé qu'un travailleur des champs consomme par jour trois cent soixante-dix grammes de charbon; en Écosse, le même travailleur en absorbe quatre cent cinquante-huit grammes. Ces différences, déjà appréciables, quoique relatives à des régions contigües, deviennent extrêmement sensibles lorsqu'on compare le régime alimentaire d'un même individu dans deux zones thermiques différentes; le soldat anglais, dans son pays, mange une fois et demi plus que dans l'Inde (1).

qu'à en être ivre, et à chaque moment il s'endormait, le visage rouge et brûlant, la bouche ouverte. A côté de lui était assise Arnaloua, qui surveillait son époux, pour lui enfoncer, autant que faire se pouvait, un gros morceau de viande à moitié bouillie dans la bouche, en s'aidant de son index; quand la bouche était pleine, elle rongeait ce qui dépassait les lèvres. Lui, mâchait lentement, et à peine un petit vide s'était-il fait sentir, qu'il était rempli par un morceau de graisse crue... Ross a vu d'autres Esquimaux dévorer chacun 14 livres de saumon cru, encore n'était-ce que dans une manière de goûter. De son côté. Parry raconte avec dégoût comment ils avalaient gloutonnement la graisse crue et suçaient l'huile corrompue, qui restait sur des peaux de veaux marins. D'après Etzel, chez les Esquimaux, une très jeune fille peut consommer quotidiennement pendant plusieurs mois 10 à 12 livres de viande et une grande quantité de biscuits. »> (Ch. Letourneau.)

1. « Le soldat anglais reçoit en Europe 11 kil. 755 d'aliments solides par semaine; dans l'Inde, où le service est cependant plus actif, sa ration est réduite à 8 kil. 117, par semaine, d'aliments solides, d'une qualité analogue, et mêmes moins substantiels. » (HervéMangon.)

L'usage des spiritueux, qui dans les pays froids dégénère souvent en un véritable abus (1), prouve que, dans ces régions, l'homme a besoin d'ètre réconforté. Car si l'alcool, pris en excès, est un poison, absorbé à dose modérée, il constitue un véritable aliment, et même un aliment supérieur. La sobriété de l'homme du midi, l'intempérance de l'homme du nord, sont des conséquences de l'inégalité thermique du milieu (2). Nous pouvons vérifier le fait sur nous-mêmes. Chaque année, l'arrivée de l'été équivaut à un voyage vers les pays chauds, et l'approche de l'hiver à un déplacement vers les pays froïds; or nous mangeons plus en hiver qu'en été ; la quantité d'acide carbonique dégagée par le corps humain et qui dépend de la proportion d'aliments absorbés atteint son minimum vers le milieu de l'été, aux premiers jours de septembre.

De l'équateur au pôle, il y a donc accroissement dans les deux termes de la combustion organique, pour maintenir le corps à sa température normale. L'accroissement de l'oxygène s'opère sans difficulté, car nous avons dans l'atmosphère un réservoir inépuisable de cet indispensable aliment. Mais si l'oxygène n'a pas de prix sur le marché, parce qu'il est à la portée de tous, il n'en est

1. De 1866 à 1872, la Grande-Bretagne a consommné pour 20 milliards de francs en spiritueux, ce qui représente une moyenne de 3 à 4 milliards par an. C'est la classe ouvrière, la classe famélique, qui contribue le plus à cette énorme consommation.

2. « L'ivrognerie, disait déjà Montesquieu, se trouve établie par toute la terre, dans la proportion de la froideur du climat. Passez de l'équateur jusqu'à notre pôle, vous y verrez l'ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude. >>

plus de même du charbon, surtout sous les latitudes élevées; la nature ne fournit pas gratuitement le combustible; l'homme doit travailler pour se le procurer; il lui faut gagner son pain à la sueur de son front. Et ce n'est pas seulement pour la recherche de sa nourriture que l'habitant des régions froides doit déployer toute l'activité de ses forces, toute l'énergie de sa volonté, toute la puissance de son génie; il lui faut aussi des vêtements plus épais, un logis mieux abrité et mieux clos, il lui faut du feu pour se chauffer en hiver et pour y voir clair, en un mot il a besoin d'une somme d'utilités plus considérable que l'habitant des régions chaudes (1). A l'équateur, le soleil travaille pour l'homme, il le nourrit et il le chauffe: plus on s'élève en latitude, plus l'homme a besoin d'aliments et moins il en trouve à sa disposition. Pour cette double raison, l'énergie humaine va en s'accusant de l'équateur au pôle, et ces deux causes șe ramènent à une seule, la variation de l'énergie solaire.

1. D'après une remarque d'Al. de Humboldt, l'ouvrier qui habite les terres chaudes du Mexique dépense un tiers en moins que celui qui habite les terres froides. De même, l'ouvrier anglais a plus de besoins à satisfaire que le paysan français. « Comme le climat est très mauvais, écrit Taine, les ouvriers anglais sont obligés de dépenser beaucoup en houille, lumière, spiritueux, viande, blanchissage fréquent, habits souvent renouvelés. »

CHAPITRE TROISIÈME

LOIS RÉSULTANTES

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Pour déterminer les facteurs de la civilisation, on pourrait opérer a la manière des historiens ou des économistes: l'élément fondamental du problème n'est ni la société, ni le capital, c'est l'individu. — L'homme étant un mécanisme, son rendement peut s'évaluer comme celui d'une machine. La civilisation, œuvre de l'homme, est la résultante de deux variables, le rendement de la terre et l'énergie humaine. La loi du transport des civilisations en résulte immédiatement. - Détermination de la formule mathématique qui donne la valeur de la civilisation en fonction de l'espace et du temps. Lois des illuminations successives, des vitesses, des intensités.

Nous connaissons et les variations du rendement alimentaire et celles de l'énergie humaine, mais nous ne savons pas encore comment ces deux éléments se rattachent au problème général que nous étudions. Les historiens qui se sont proposé de déterminer les facteurs de la civilisation ont tous pris comme point de départ la société, qui est pour eux la grande et l'unique ouvrière : rien n'est plus vicieux que cette manière de procéder. Lorsqu'on a à rechercher les facteurs qui entrent dans la composition d'un problème, la règle est évidemment de remonter aux éléments fondamentaux de la question: on différencie d'abord le plus possible, sauf à intégrer

ensuite; c'est ainsi qu'en mécanique le travail effectué par un corps est considéré comme la somme des travaux réalisés par chacun des atomes de ce corps. La société est un groupement complexe, un organisme qui a pour unité constituante l'individu : c'est à l'individu, atome social, qu'il faut remonter, pour se rendre compte du travail effectué, c'est-à-dire de la civilisation.

Avant les historiens, les économistes avaient été amenés à traiter la même question. L'objet principal de leurs études, le capital, qui, pris dans son acception la plus étendue, n'est pas autre chose que le travail humain « accumulé » (1), « cristallisé » (2), a d'intimes rapports avec ce que nous appelons la civilisation: il en est la condition et la mesure (3). Sans capital, l'homme serait indéfiniment forcé de gratter la terre avec ses ongles, de couper la branche avec ses dents; il passerait la moitié de sa vie à se procurer des aliments, l'autre moitié à se préserver des fauves: il n'avancerait pas. Les découvertes antérieures, en lui facilitant sa tâche de chaque jour et en lui permettant de satisfaire de plus en plus rapidement aux besoins de la vie organique, lui laissent des loisirs, qu'il emploiera à perfectionner sa condition.

On peut se demander quelles sont les relations existant entre ces deux données, l'une collective, servant de point de départ à l'historien, l'autre objective, étudiée par

1. Proudhon.

2. Karl Max.

3. « Le capital est la mesure de la civilisation des États.» (Rossi.)

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