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LIVRE I. EXPOSÉ DES LOIS THERMIQUES

CHAPITRE PREMIER

FORMULE DU DÉPLACEMENT DES CIVILISATIONS

Les raisons données par les historiens pour rendre compte du mouvement incessant des civilisations sont nombreuses :

1o Hypothèses des métaphysiciens pour expliquer la décadence d'Athènes, de Constantinople, de Rome, de l'Espagne, des cités marchandes de la Méditerranée.

2o Hypothèses des partisans de l'influence du milieu pour expliquer la décadence de la Babylonie et de l'Assyrie, de Rome, des ports méditerranéens.

A toutes ces formules de déplacements on peut en substituer une seule la civilisation a été en s'élevant vers le nord. Cette loi de déplacement se vérifie, non seulement d'un groupe de civilisations au suivant, mais même dans chaque groupe.

La civilisation se déplace sans cesse à la surface de la terre : nous venons d'en avoir la preuve. Mais suivant quelles lois s'opère ce transport incessant? Quelles sont les influences qui déterminent tous ces mouvements? De toutes les questions qui servent de thème ordinaire aux déclamations des historiens, il n'en est pas de plus intéressante à étudier, il n'en est guère qui ait été plus discutée. Les faits sont là, tout près de nous. Voici par exemple les rivages de la Méditerranée, jadis florissants

et prospères, aujourd'hui incultes, et, dans certaines parties, presque retombés à l'état sauvage; la vie a quitté ces grands corps, qui sont comme les cadavres de l'histoire, pour aller animer «< la terre des barbares, » la Gaule, la Germanie, la Bretagne. Les raisons que l'on a mises en avant pour expliquer toutes ces chutes, toutes ces décadences, sont innombrables: il n'en est pas une de satisfaisante.

Déjà dans l'antiquité, Polybe, voulant rendre compte de la décrépitude des cités helléniques, disait que la Grèce mourait faute d'hommes. Cette explication, reprise par les historiens contemporains, n'en est pas une ; il resterait à savoir pourquoi la Grèce mourut faute d'hommes. Et ce fait lui-même est bien discutable; la race grecque, loin d'avoir péri dans l'antiquité, s'est perpétuée jusqu'à nos jours avec une remarquable ténacité; et à l'heure actuelle, vierge de tout mélange (1), elle occupe seule le sol de cette péninsule que pendant si longtemps elle a illustré.

La raison que l'on donne pour expliquer la chute de la civilisation dans la partie septentrionale de la presqu'île des Balkhans, n'est guère plus soutenable : c'est le fatalisme mahométan, dit-on, qui a tué le génie byzantin. S'il en est ainsi, comment se fait-il que la même doctrine religieuse, qui a étouffé la civilisation à Cons

1. « Ce pays (la Grèce), remarque V. Duruy, est le seul de l'Europe qui n'ait jamais changé d'habitants. La race hellénique est restée depuis les jours de Priam, en possession de son patrimoine: car les Turcs, chassés de la Grèce, sont campés sur les côtes de Thrace et de Macédoine, plutôt qu'ils n'en ont pris fortement possession. >>

tantinople, ait réussi à la faire éclore à l'autre extrémité du monde méditerranéen, à Cordoue? La vérité est que la civilisation byzantine se mourait bien avant l'arrivée des sectaires de l'Islam; Constantinople avait été la proie des croisés avant de devenir la proie des Turcs, et

l'homme malade » existait déjà au milieu du moyen âge la race turque, sur laquelle on fait retomber toute cette décadence, n'occupe dans la Turquie d'Europe qu'un espace extrêmement restreint, à peine la septième partie du territoire : ce sont les Grecs, et non les Mahométans, qui dominent à Constantinople.

On a essayé d'expliquer de même, par l'invasion des barbares du Nord, la chute de la civilisation latine; on n'a pas remarqué que la civilisation romaine ne finissait pas avec l'empire romain, qu'elle se continuait pendant le moyen âge, sous la protection de ces mêmes barbares qui, à cette époque, édifiaient dans leur pays une civilisation dont la splendeur devait éclipser celle de toutes les civilisations méditerranéennes. D'autres historiens, reprenant une phrase échappée à Pline, soutiennent que c'est l'extension de la propriété qui a perdu Rome et l'Italie : latifundia perdidere Italiam. Mais des économistes pensent, et ce ne sont pas les moins nombreux, que la grande propriété est plus favorable que la petite à la prospérité d'un pays; et ils citent, à l'appui de leur dire, l'exemple de l'Angleterre, où les terres. sont mieux cultivées qu'en France, bien que le sol y soit moins morcelé et ce seul fait démontre péremptoirement que la grande culture ne peut déterminer la ruine d'un pays.

Pour l'Espagne, les raisons ne manquent pas. Les uns donnent comme principal motif de sa décadence précoce l'expulsion des Maures; ils ne disent pas pourquoi la Vieille-Castille et le royaume de Léon, deux provinces où n'ont jamais habité les Maures, sont aujourd'hui des déserts. Les autres font remarquer que l'Espagne a été fortement appauvrie par l'émigration vers les régions nouvellement découvertes du nouveau monde; la population de la péninsule, disent-ils, a été raréfiée par cet incessant appel d'hommes; comme si jamais la colonisation avait tué un peuple, comme si toujours elle ne l'avait pas fortifié, ainsi qu'on a pu le voir par l'exemple de la Hollande et de l'Angleterre. Un fait réduit à néant cette explication : la Catalogne, la Biscaye, la Galice, qui sont les provinces dont le territoire a été le plus épuisé par l'émigration américaine, sont aujourd'hui les plus peuplées et les plus riches de la péninsule. Enfin d'autres historiens, frappés de l'influence prépondérante qu'a pris le clergé en Espagne, ont cru que dans ce pays l'esprit monacal avait tué l'esprit moderne. Qu'ils nous disent alors pourquoi il ne l'a pas tué dans les autres pays, en France par exemple! Le dogme catholique n'a pas plus étouffé la civilisation dans la péninsule ibérique que le fatalisme mahométan ne l'a détruit dans la presqu'île des Balkhans.

A ces explications multiples on a essayé de substituer une théorie s'étendant à la fois aux diverses régions de la Méditerranée. Précisément un fait d'une importance capitale, la découverte du nouveau monde, coïncide avec la chute des civilisations méditerranéennes voilà la

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