Page images
PDF
EPUB

Le rôle d'initiateur que Montesquieu avait joué en France, Herder le remplit en Allemagne. La Philosophie de l'histoire de l'Humanité parut trente-six ans après l'Esprit des lois. Mais si Herder égale l'historien français par la puissance de la synthèse (1), il lui est bien inférieur pour la précision de la pensée: Montesquieu était presque mathématicien, Herder est poète. Son œuvre est comme une hymne à la nature: « Tout ce qui pouvait fleurir sur la terre, dit-il, a fleuri dans sa saison, son climat et son lieu. » Pas plus que son devancier, il n'était en possession des matériaux nécessaires; pas plus que lui, il ne put faire un édifice solide et durable. Il reconnaît d'ailleurs son impuissance, avec une modestie qui l'honore. « Presque partout, avoue-t-il, mon livre indique qu'on ne peut encore écrire de philosophie de la race humaine, mais qu'on y réussira peut-être à la fin de notre siècle ou de notre millénaire. » Et plus loin, il ajoute: «< D'une main faible j'ai posé les premières pierres de l'édifice; aux siècles futurs il appartient de l'achever. Heureux si, lorsque ces pierres seront couvertes de terre

1. Montesquieu, comme tous les grands esprits, eut à un haut degré le génie de la synthèse. Il n'est connu que comme historien ; mais il était aussi physicien et naturaliste, comme le témoignent ses opuscules sur l'écho, sur la pesanteur, sur la transparence des corps, sur les glandes rénales. Il aurait voulu, comme il le disait lui-même, << donner au public l'histoire physique de la terre, ancienne et moderne, et de tous les changements qui lui sont arrivés, tant généraux que particuliers, soit par les tremblements de terre, inondations et autres causes; avec une description exacte des différents progrès de la terre et de la mer, de la formation et de la destruction des îles, des rivières, des montagnes, des vallées, lacs, golfes, détroits, caps, et de tous leurs changements. >>

et

que celui qui les apporta sera oublié, il s'élève sur ces fondements, ou dans un autre endroit, un monument incomparable. » De pareils sentiments font contraste avec les orgueilleuses affirmations des psychologues, qui prétendent trancher d'un mot toutes les difficultés de l'histoire. Aussi Herder ne fit pas école dans son pays (1).

Après Montesquieu, après Herder, il n'y a qu'un nom à citer, celui de Buckle. Venu cent ans après eux, l'historien anglais a su mettre à profit les connaissances accumulées dans notre siècle ; il a approché bien près de la vérité, et il ne lui a manqué, pour l'atteindre, qu'une méthode plus sûre, un esprit plus rigoureux. Tout en apercevant clairement ce que les procédés psychologiques ont de vicieux, il n'a pas toujours su éviter l'écueil; et en mainte partie de son ouvrage, il sacrifie encore à la métaphysique (2).

Ce qui a manqué aussi à Buckle, comme à ses devan

1. « L'œuvre de Herder fut une opposition constante et spontanée au spiritualisme de l'Allemagne moderne. » (Quinet.)

2. « Les moralistes, dit Buckle, les théologiens et les métaphysiciens poursuivent encore leurs études sans beaucoup de respect pour ce qu'ils considèrent comme les travaux inférieurs des hommes de science, dont ils attaquent souvent les recherches, sous le prétexte qu'elles sont dangereuses pour les intérêts de la religion et qu'elles nous inspirent une confiance excessive dans les ressources de l'intelligence humaine. D'un autre côté, les explorateurs de la science physique, certains d'être dans le progrès, sont naturellement fiers de leurs propres succès; et, en comparant leurs découvertes à la position plus stationnaire de leurs adversaires, ils sont disposés à mépriser des travaux dont la stérilité est notoire. Il appartient à l'historien d'agir en médiateur entre ces deux partis, et de, réconcilier leurs prétentions hostiles, en faisant voir le point auquel leurs études respectives devraient se confondre. Établir les conditions de cette union, ce sera fixer la base de l'histoire. >>

ciers, c'est la distinction précise des faits à étudier. Plus un problème est complexe, plus il doit être clairement posé. Catherine de Médicis avait coutume de répéter qu'il faut diviser pour régner; le conseil s'adresse aussi bien aux historiens qu'aux politiciens: ce n'est qu'en restreignant la question qu'on peut arriver à la résoudre.

Pour nous, laissant de côté le problème encore si obscur des origines, et sans vouloir suivre l'homme à ses premiers pas dans l'histoire, nous prendrons l'humanité au moment précis où la civilisation commence à luire et l'intelligence humaine à éclairer le monde. Ce premier jalon posé, on peut se proposer, soit de suivre la civilisation dans son mouvement d'ensemble et d'étudier sa marche ascendante, soit de s'attacher aux développements partiels, aux illuminations locales, et essayer de trouver les lois de leur distribution à la surface de la terre: dans le premier cas, on fait une intégration, dans le second, une différenciation. Dans l'intégration, ou plutôt dans l'évolution, car c'est ainsi qu'on appelle cette partie de l'histoire, on ne tient compte que des ressemblances, on les ajoute, et, à l'aide de matériaux pris un peu partout, on construit l'édifice de la civilisation; dans la différenciation, au contraire, négligeant les silimitudes, on fait ressortir les constrastes, on classe les divers matériaux suivant leur valeur et suivant leur provenance. Ces deux faces de l'histoire méritent d'être considérées avec une égale attention; ici nous ne nous occuperons que de la seconde. C'est un problème de différenciation que nous abordons.

On peut rétrécir encore le champ de la question. Nous

nous proposons de rechercher les relations qui peuvent exister entre les diverses civilisations et le milieu où chacune d'elles s'est développée: cela revient à étudier l'empreinte de chacun de ces milieux sur l'homme. A priori, on comprend qu'en chaque point de la terre ait pu se former une race ayant sa physionomie propre. Les habitants d'un pays ne vivent-ils pas tous de la mème vie? Le sol produit pour tous les mêmes fruits, il nourrit pour tous les mêmes animaux; ayant à subir les mêmes variations de température, tous s'habillent de la même manière, et les demeures qu'ils se construisent se ressemblent; tirant du sol les mêmes matières premières, ils ont tous les mêmes outils et tous peuvent arriver au même degré de bien-être. Ainsi même régime dans leur alimentation, même mode dans leurs vêtements, même architecture dans leurs demeures, même art dans leurs industries: il y a là tout ce qu'il faut pour constituer un groupe ethnique distinct. Mais supposez que cette race, après avoir demeuré longtemps dans ce milieu, vienne, pour une cause ou pour une autre, à se déplacer; elle modifie par là même toutes ses conditions d'existence, et, après un séjour suffisamment prolongé dans le nouveau milieu, elle en portera l'empreinte, sans qu'elle ait perdu totalement celle de son ancien habitat; les deux influences, en se superposant, tendront à se composer en une influence unique; et l'on voit clairement que l'action du milieu se trouve altérée par le seul fait du déplacement de l'homme. Le problème de la différenciation des civilisations comporte donc deux parties, une partie statique et une partie dynamique. Nous ne faisons

ici que la statique des civilisations, réservant pour un autre ouvrage l'étude de ces mêmes civilisations, dans laquelle l'homme sera considéré, non plus comme un élément passif, comme un réceptacle inerte, mais comme un agent essentiellement mobile, comme une force avec laquelle il faut compter.

« PreviousContinue »