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dans les lignes suivantes : «< Celui qui se rendrait véritablement attentif à ses mouvements intérieurs, retrouverait la série des siècles comme ensevelie dans sa pensée. Celui-là seul donnera une vraie base à sa science historique qui partira de l'enceinte étroite de son moi individuel, pour remonter de là, par des conséquences nécessaires, à travers la suite des empires et des peuples, jusqu'à la chaumière d'Évandre, jusqu'à la tente de Jacob, jusqu'au palmier de Zoroastre. » Il serait difficile de pousser l'induction à un plus haut degré d'audace. C'est comme si un observateur avait la prétention de tirer d'une seule expérience des lois s'appliquant à tous les phénomènes. Vouloir faire sortir de la psychologie toute l'histoire, c'est s'obstiner à constituer un produit avec un seul de ses facteurs. L'homme est dans l'humanité, mais l'humanité n'est pas dans l'homme.

C'est surtout en Allemagne que la doctrine a porté ses fruits. Doués d'une patience à toute épreuve, les Allemands ont fouillé toutes les archives, rétabli tous les textes, commenté tous les manuscrits; ils ont étudié les origines, confronté les dates, reconstitué d'un bout à l'autre les titres de l'humanité. Aussi les ouvrages qui traitent de la philosophie de l'histoire, relativement rares chez nous, se comptent là-bas par centaines. Il n'est pas de publiciste, si modeste qu'il soit, qui n'ait sa manière à lui d'enchaîner les faits, d'expliquer les événements.

La recette est des plus simples. On part d'une idée préconçue, généralement aussi baroque que possible, et l'on enseigne magistralement que cette idée est la for

mule même du développement historique; il importe peu que l'idée paraisse conforme ou non à la réalité : c'est aux faits de se plier à l'idée et non à l'idée de se plier aux faits. Tout le monde a entendu parler de la fameuse élucubration connue sous le nom de système d'Hegel. Le grand pontife de l'idéalisme distingue dans l'histoire de l'humanité trois périodes, trois moments comme il dit le moment oriental, où domine la substantialité et où un seul homme est libre; le moment gréco-romain, où domine l'individualité et où quelques hommes sont libres; et le moment germanique, où la substantialité et l'individualité se combinent en un tout harmonieux, et où tout le monde devient libre.

Cousin se chargea d'importer chez nous ces idées. d'outre-Rhin. Reprenant la théorie du maître, en en modifiant légèrement les termes, il enseigna que l'Asie est le théâtre de l'infini, la Grèce et l'Italie le théâtre du fini, l'Europe celui du rapport entre le fini et l'infini. Il est impossible d'imaginer quelque chose de plus saugrenu, de plus dénué de sens; et il semble qu'un système qui mène à de pareilles absurdités ait dû sombrer dans le ridicule. Pourtant cette doctrine a encore de nombreux partisans; et tout dernièrement encore, un de nos historiens les plus en vogue (1), parce qu'il est un artiste inimitable, n'hésitait pas à proclamer que «<l'histoire au fond est un problème de psychologie, »> mettant en relief avec la dernière vigueur le vieux principe subjectif de la métaphysique.

1. Taine.

Mais, avant de se traîner à la remorque des idéalistes allemands, la France avait eu l'honneur de frayer la voie à la vraie histoire, celle dans laquelle, au lieu de considérer l'homme comme une force indépendante, on le regarde comme la résultante du milieu où il vit. « Tout ce que la terre fait naître, proclamait Hippocrate, est conforme à la terre elle-même, et l'homme ne fait pas exception à cette loi générale. » En dehors de cette affirmation, et si l'on excepte quelques lignes éparses dans les traités des historiens, on ne rencontre nulle part dans l'antiquité la trace d'une théorie même rudimentaire de l'action du milieu sur le développement humain. Bodin le premier fit intervenir en histoire les influences climatériques. La République parut en 1567, deux siècles - avant l'Esprit des lois. Mais le nom de Montesquieu a éclipsé celui de son devancier, quoique à coup sûr l'historien du siècle dernier ait emprunté plusieurs de ses idées au philosophe de la Renaissance.

Comme Bodin, il essaya d'établir une relation entre les mœurs des différents peuples et les climats des pays qu'ils habitent. Pour mener à bonne fin une œuvre pareille, il eût fallu connaître deux données essentielles, qui faisaient entièrement défaut à l'époque où Montesquieu écrivait : les archives de l'histoire n'avaient encore été fouillées que superficiellement, et la météorologie, cette science toute contemporaine, n'existait pas même de nom. La tentative était prématurée, et le génie de Montesquieu vint échouer contre l'insuffisance des faits. Aussi ses théories furent-elles rejetées, comme des

hypothèses gratuites, par les esprits les plus intelligents de l'époque. « Le climat, disait Voltaire, a quelque puissance; le gouvernement, cent fois plus; la religion, jointe au gouvernement, encore davantage. » Il est vrai que Voltaire négligeait d'expliquer sous quelle influence se forment les gouvernements et les religions (1). Les théories de Montesquieu ne trouvèrent pas davantage grâce devant Volney. « Étaient-ce des peuples indolents, s'écrie l'auteur du Voyage en Syrie, que ces Assyriens qui, pendant cinq cents ans, troublèrent l'Asie par leur ambition et leurs guerres; que ces Mèdes, qui rejetèrent leur joug et les dépossédèrent; que ces Perses de Cyrus, qui, dans un espace de trente ans, conquirent depuis l'Indus jusqu'à la Méditerranée? Étaient-ce des peuples sans activité que ces Phéniciens qui, pendant tant de siècles, embrassèrent le commerce de tout l'ancien

1. Buckle s'est chargé de réfuter Voltaire. « Les individus qui gouvernent un pays, dit l'historien anglais, ont toujours été, dans les circonstances ordinaires, des habitants de ce pays, nourris de sa littérature, élevés dans ses traditions, imbus de ses préjugés de tels hommes ne sont tout au plus que les créatures du siècle, ils n'en sont jamais les créateurs... Aucune grande réforme, soit législative soit exécutive, n'a jamais été dans aucun pays l'œuvre de ceux qui le gouvernent. Les premiers promoteurs de ces mouvements ont été invariablement des penseurs profonds et hardis, qui savent découvrir les abus, les dénoncer et désigner le remède nécessaire. Mais, longtemps encore après qu'ils ont rempli cette tâche, les gouvernements, même les mieux éclairés, continuent à donner leur appui aux abus, et à rejeter les remèdes. A la fin, si les circonstances sont favorables, la force d'impulsion qui vient du dehors prend une telle intensité, que le gouvernement est forcé de céder; et la réforme une fois acceptée, on demande au peuple d'admirer la sagesse de ses maîtres. » Ce que Buckle dit des gouvernements s'applique exactement aux religions: ce sont là des effets, et non des causes.

monde ? Si les hommes de ces États furent des hommes inertes, qu'est-ce que l'activité ? S'ils furent actifs, où est l'influence du climat ?» Les phénomènes thermiques étaient alors si mal connus, que Volney n'avait pas tort dans ses objections. Mais aujourd'hui on commence à comprendre la grandeur de l'œuvre de Montesquieu (1).

1. On ne l'a pas encore apprécié à son juste mérite. Voici par exemple comment Michelet juge l'Esprit des lois : « A son apparition, il eut un grand succès de curiosité. Mais bientôt on l'oublie un peu. Les razzias d'enfants, la fureur de Paris et le chemin de la révolte, mettent à cent lieues de ce livre si froid des temps endormis de Fleury. Montesquieu meurt tout seul, à ce point qu'il n'y eut qu'un homme pour suivre son convoi: c'était le bon Diderot. Le pauvre Montesquieu avait été dupé sur l'Angleterre, mystifié par les Walpole. Ils lui firent admirer la machine, qui est peu de chose. C'est la vie qui est tout. » N'est-il pas plaisant d'entendre traiter ainsi par un historien le plus grand historien français? « Ce pauvre Montesquieu ! » dit Michelet avec un air de dédain, et il traite l'Esprit des lois de « livre froid des temps endormis. » Que voilà bien tous ces rhéteurs! L'idée pour eux n'est rien ou du moins peu de chose : ils n'entendent que le cliquetis des mots, ils ne voient que le clinquant des phrases; là est tout leur génie. Est-il besoin de rappeler que Michelet, historien beau parleur, écrivain brillant, n'a à son actif aucune découverte sérieuse? Il en est de même de toutes ces personnalités bruyantes, qui s'appellent Cousin, Guizot, Quinet, excellant à écrire une biographie, à mettre en relief un personnage, parce qu'ils sont d'habiles ciseleurs de périodes, mais n'ayant jamais lancé dans la circulation une idée neuve et féconde, dénués qu'ils sont de toute éducation scientifique. A tous on peut leur appliquer ce jugement de Buckle : « Une idée étrange semble prévaloir chez les historiens, l'idée que la seule tâche consiste à raconter les événements, et qu'i's peuvent à l'occasion les vivifier par des réflexions morales ou politiques de nature à être utiles. D'après ce système, un auteur qui, par indolence d'esprit ou par incapacité naturelle, est impuissant à traiter les branches les plus élevées de la science, n'a qu'à passer quelques annéès à lire un certain nombre de livres, et il est alors apte à devenir un historien: il est capable d'écrire l'histoire d'un grand peuple, et son ouvrage fait autorité pour le sujet qu'il a la prétention de traiter. >>

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