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rateur insensé ; qui vous inspire l'horreur
d'un monde dont il a été lui-même autre-
fois follement enchanté; qui vous exhorte à
un genre de vie sage et chrétien, qu'il a lui-
même autrefois décrié ; qui vous promet,
dans la pratique de la vertu, des douceurs, et
une paix du cœur qu'il a lui-même cru au-
trefois puérile et chimérique. Tout ce qu'il
dit, tire une nouvelle force de cette res-
semblance; il vous ébranle; il vous enlève
presque malgré vous à vous-même; et la
simplicité de ses discours est mille fois plus
puissante pour persuader, que toute l'élo-
quence des chaires chrétiennes.

J'en appelle ici à vous-même : combien de
fois, dans le temps que vous suiviez avec plus
de fureur les égarements du monde et des
passions, un ami chrétien a rappelé l'ivresse
de votre cœur aux lumières d'une raison plus
tranquille, vous a fait convenir de l'injustice
de vos voies, des amertumes secrètes de votre
état, de l'abus du monde et de la vanité de ses
espérances, et a laissé au fond de votre âme
un trait de lumière et de vérité, qui depuis ne
s'est jamais effacé, et vous a toujours rappelé
en secret à la vertu et à l'innocence! Augustin
sentit ses irrésolutions s'affermir dans les en-
tretiens d'Ambroise; Alipe, sa faiblesse se ra-
nimer dans la sainte familiarité d'Augustin.
Non, la vérité semble avoir un nouveau droit
sur nos cœurs, quand elle est aidée des per-
suasions douces et sincères d'une tendresse
chrétienne.

Et ici je ne puis m'empêcher de le dire à
vous, mes Frères, que la grâce a retirés des
égarements du monde. Souvent, contents, ce
semble, d'avoir échappé vous-mêmes au nau-
frage, vous voyez périr vos frères sans dou-
leur; vous auriez honte de leur tendre la
main. Vos nouvelles mœurs n'ont pas éloigné
de vous les amis que le monde et les plaisirs
vous avaient donnés; vous conservez encore
avec eux ces liaisons de soins, de tendresse, de
confiance, que la piété ne condamne pas,
mais qu'elle rend seulement plus sincères et
plus chrétiennes. Cependant, vous les laissez
perdre sans les avertir; sous prétexte d'éviter
l'indiscrétion et ce zèle importun qui rend la
piété odieuse, vous manquez aux règles de la
il
charité et aux devoirs d'une amitié sainte;
n'est jamais question de salut entre vos amis
et vous; vous affectez même, par une fausse
délicatesse, d'éviter ces sortes d'entretiens;

vous souffrez qu'ils vous parlent de leurs plai-
sirs, de la folie de leurs amusements et de la
vanité de leurs espérances, et vous vous obser
vez pour ne pas leur parler du bonheur et des
avantages d'une vie chrétienne, et des riches-
ses de la miséricorde de Dieu sur les pécheurs
qui veulent revenir à lui. Mais qu'est-ce qu'une
liaison dont le Seigneur n'est pas le principe,
dont la charité n'est pas le nœud, dont le salut
n'est pas le fruit 1?

Déjà c'est une erreur de croire qu'il n'y ait
pas ici une obligation de conscience. L'Evan-
gile vous prescrit aujourd'hui d'aller même
chercher votre frère, et de lui donner en par-
ticulier des avis tendres et charitables; d'ail-
leurs il vous est ordonné, à vous qui êtes con-
vertis, comme autrefois à Pierre, de rappeler
et de soutenir vos frères. Mais, quand la reli-

1 Cette belle et vivante opposition entre l'amitié chrétienne

et sincèrement dévouée et l'amitié complaisante et faible, se
retrouve dans les éditions de Trévoux. C'est sous la peinture des
mœurs du XVIIe siècle et de la cour de Louis XIV le tableau du
cœur humain perpétuellement changeant et toujours le même.
« Un ami tendre s'attire bien plus la confiance d'un pécheur

qu'un impie indifférent, parce qu'on lui suppose bien plus de

condescendance et d'intérêt à ce qui nous regarde; on aime

mieux d'ordinaire les coups d'une main chère que les caresses

d'un imposteur... Ah! vous le savez vous-mêmes, mes Frères,

combien de fois dans les sages conseils d'un ami selon le cœur de

Dieu, avez-vous trouvé des lumières dans vos doutes, des forces

dans vos perplexités, un bouclier de patience contre les vains

discours du monde, une barrière contre les respects humains, qui

vous empêchent de vous convertir, un asile contre vos persécu-

tions! Paul doit sa conversion aux sages avertissements d'Ananie;

Augustin vient se réfugier entre les mains d'Ambroise, et ses

instructions le convertissent. Non, la tendresse des remon-

trances et de la correction ne trouve presque point de cœur

insensible; et je ne puis m'empêcher de le dire à voir la con-

duite que vous tenez aujourd'hui dans le monde, justes qui

m'écoutez, on dirait que vous n'avez ni tendresse, ni charité,

que la nature et la religion ne vous ont donné aucune sensi-

bilité pour le malheur des autres. Contents d'être échappés du

naufrage, vous laissez périr vos frères faute de secours ; vous

ne les regardez que de loin sans oser leur aller tendre la main;

vous conservez encore avec eux des liaisons de commerce, de

confiance, et vous ne vous en servez pas pour les ramener daus

la voie d'où ils se sont écartés; vous les voyez se perdre sous

vos yeux sans les avertir, et vous les accompagnez souvent jus-

que sur le bord du précipice, sans les faire souvenir qu'ils y vont

tomber. Sous prétexte de conserver avec eux une société pure-

ment temporelle, vous manquez au devoir de la charité et aux

lois de la plus sainte amitié. Dans quelque conversation que

vous vous trouviez, il n'est jamais question de salut entre vos

amis et vous; crainte de leur déplaire, vous affectez même

d'éloigner tout ce qui regarde l'ouvrage de leur conversion;

vous souffrez qu'ils vous entretiennent de leurs projets ambi-

tieux, de leurs parties de plaisir, qu'ils vous étalent avec élo-

quence leurs pensées et leurs désirs insensés; et vous n'osez

leur parler de la miséricorde de Dieu et de la douceur qu'il y a

de vivre sous ses lois. Ils ne craignent point de vous déplaire,

en ne vous entretenant que des vaines idées et des chimériques

biens du monde, et vous craignez de les dégoûter en leur tenant

des discours de Dieu, et de l'inestimable prix de sa félicité ». —

Ed. de Trévoux.

gion ne vous en ferait pas un devoir, pouvezvous voir des hommes que l'espérance d'une même vocation vous unit, et que les liens de l'amitié doivent vous rendre encore plus chers; pouvez-vous les voir ennemis de JésusChrist, esclaves du démon, destinés, par le déréglement de leur vie, à des malheurs éternels, sans oser leur dire quelquefois que vous les plaignez; sans profiter de quelques-uns de ces moments heureux où ils viennent vous confier leurs chagrins et leurs dégoûts, pour leur apprendre à chercher en Dieu seul une paix que le monde ne peut donner; pour placer à propos une seule parole de salut; pour leur dire avec ces témoignages touchants de tendresse, dont le cœur a tant de peine à se défendre, ce qu'autrefois Augustin, déjà converli, disait à un de ses amis qu'il voulait retirer de l'égarement: « Est-ce que nous aurons des destinées si différentes dans l'avenir, tandis que nous n'avons ici-bas qu'un même cœur? Les nœuds de notre amitié sont donc fragiles et périssables, puisque la charité, qui seule demeure éternellement, n'en est pas le lien commun. La mort va donc nous séparer à jamais; car c'est dans le Seigneur tout seul que l'union des cœurs peut être immortelle. Vous n'êtes donc qu'un ami temporel, et une haine éternelle succédera à cette amitié rapide et passagère qui nous unit sur la terre. Mais que sont les liaisons les plus tendres que la piété n'a pas formées; et peut-on aimer un seul moment ce qu'on ne doit pas aimer toujours ? »

Mais ce qui donne en second lieu une nouvelle force aux instructions des justes, c'est qu'elles sont soutenues de leurs exemples: second moyen de salut que leur société fournit aux pécheurs. Et certes, mon cher auditeur, si vous viviez au milieu d'un monde où Dieu ne fût pas connu; si tous les hommes vous ressemblaient, et que vos yeux ne rencontras sent de toutes parts que des exemples de dissolution, la vertu inconnue ne vous paraîtrait jamais désirable; le crime serait toujours tranquille, parce que son opposition avec la piété n'en troublerait jamais les fausses douceurs; vous ne sentiriez jamais s'élever u dedans de vous ces troubles secrets qui vous reprochent votre propre faiblesse ; et vous croiriez la vie chrétienne impossible, parce que vous la verriez sans exemple. Mais dans quelque situation que la Providence vous ait

fait naître, vous trouvez des justes de votre âge et de votre état, qui observent la loi du Seigneur, et qui marchent devant lui dans la sainteté et dans l'innocence. Leur exemple seul est une voix puissante qui vous parle sans cesse au fond du cœur, et qui vous rappelle malgré vous à la vérité et à la justice. Nous vous annonçons la piété du haut de ces chaires chrétiennes ; mais leur exemple vous la persuade. Nous vous montrons la voie de loin; mais ils y marchent à vos yeux pour vous frayer le chemin et vous animer à les suivre. Nous vous prescrivons les règles; ils vous fournissent le modèle. Aussi combien de fois, mon cher auditeur, touché des exemples d'un juste de votre rang et de votre état, vous êtesvous reproché à vous-même les penchants infortunés qui ne vous permettaient pas de lui ressembler! Combien de fois le souvenir de son innocence vous a couvert de confusion, arraché des soupirs à votre faiblesse, et fait balancer quelque temps entre le devoir et la passion! Combien de fois sa présence seule a réveillé en vous des désirs de salut, et vous a fait promettre en secret à vous-même qu'un jour vous marcheriez sur ses traces! Non, mes Frères, nous ne voyons point de conversion dans le monde, qui n'ait trouvé sa source et son motif dans les exemples des gens de bien ; je ne parle pas même ici du mérite de leurs œuvres ; l'union de la foi, et la société d'un même esprit, établit entre eux et vous une espèce de commerce saint, qui vous rend propres les fruits immortels de leurs vertus; le trésor qu'ils amassent, la mesuré surabondante qu'ils comblent par des violences qui vont audelà de leurs dettes, sont des biens qui vous appartiennent, et que vous pouvez offrir au Seigneur comme vos propres justices. Ce n'est pas que des satisfactions étrangères puissent suffire pour effacer des offenses qui vous sont propres ; il faut que les mêmes membres qui ont servi à l'iniquité, servent à la justice, et que le péché se répare où il a été commis; mais les œuvres des justes offrent sans cesse au Seigneur, ou le prix de votre conversion, ou l'heureux supplément de votre pénitence. Cependant, le monde, toujours ingénieux à s'ôter à lui-même les ressources de salut que la bonté de Dieu lui ménage, ne semble attentif qu'à obscurcir l'éclat ou diminuer le mérite des œuvres des gens de bien. Il attaque la sainteté des motifs, quand les dehors sont à

couvert de la malignité de ses censures. Les courtisans du roi Sédécias accusaient les larmes et les tristes prédictions de Jérémie sur la ruine prochaine de Jérusalem, d'un secret désir de plaire au roi de Babylone, qui assiégeait cette ville infortunée. Il semble, ô mon Dieu, que vous ne soyez pas assez aimable pour être servi dans la seule vue de vous-même; et que vos promesses toutes seules ne soient pas capables de dédommager vos serviteurs des peines qu'ils endurent il faut que le monde cherche toujours dans les plus saintes démarches de leur piété, d'autres desseins que celui de vous honorer, et un autre intérêt que celui de vous plaire. Mais que faites-vous, mes Frères, en diminuant, par des soupçons téméraires, le mérite des œuvres des justes? Vous diminuez les ressources heureuses de votre salut; vous vous ôtez à vous-mêmes les motifs les plus consolants de votre espérance; ce sont vos propres vertus que vous déshonorez, et vos censures insensées retombent sur vous-mêmes.

Enfin les justes servent encore à votre salut par leurs gémissements et par leurs prières; et c'est dans ce dernier avantage que vous allez connaître combien la vertu est respectable dans ceux qui la pratiquent.

La prière continuelle du juste, dit un apôtre, est d'un grand poids auprès du Seigneur 1. Oui, mes Frères, si Dieu jette encore des regards de miséricorde sur la terre, s'il répand encore ses faveurs sur les empires et sur les royaumes, ce sont les prières et les gémissements secrets des gens de bien qui nous les attirent; ce sont ceux qui composent cette partie pure de l'Eglise, qui n'a point d'autre voix pour demander que celle du Christ, dont les clameurs ont toujours accès auprès du Père; c'est là cette colombe qui gémit sans cesse, et qui ne gémit jamais en vain; c'est par eux que toutes les grâces se répandent dans l'Eglise; c'est à eux que les siècles doivent les princes religieux, les pasteurs fidèles, la paix des Eglises, les victoires de la foi; ces hommes célèbres par leurs lumières que Dieu suscite dans les besoins de son Eglise, pour s'opposer aux entreprises de l'erreur, au relâchement des mœurs, aux affaiblissements de la discipline ; que dirai-je

1 Multum enim valet deprecatio justi assidua. Jac., V, 16. Bossuet assista, en 1704, au sermon du vendredi de cette semaine.

encore? c'est à eux que le monde doit les ressources inespérées dans les calamités publiques, la tranquillité des peuples, le bonheur des siècles. Tout vient de là; car tout se fait pour les élus. Nous en faisons honneur, nous, qui ne jugeons que par les sens, à la sagesse des souverains, à la puissance ou à l'habileté de ceux qui gouvernent; mais si nous voyions les événements dans leurs causes, nous les trouverions dans les gémissements secrets des gens de bien; dans les prières quelquefois d'une âme simple et obscure, qui, cachée aux yeux des hommes, décide bien plus auprès de Dieu des événements publics, que les Césars et leurs ministres, qui paraissent à la tête des affaires, et qui semblent tenir entre leurs mains la destinée des peuples et des empires.

Comparez, disait autrefois Tertullien aux païens, les malheurs passés de l'empire à la tranquillité dont il jouit aujourd'hui; d'où vient ce changement? N'est-ce pas depuis que Dieu a donné des chrétiens au monde? Ex quo christianos a Deo orbis accepit. C'est depuis que l'Evangile a montré à la terre des hommes justes, qui offrent au Seigneur des prières ferventes pour les princes et pour les rois, que les Césars sont plus heureux, l'empire plus florissant, les peuples plus tranquilles ; c'est nous seuls, qui levant des mains pures au ciel, le fléchissons par nos clameurs; et cependant, lorsque nous en avons obtenu des grâces pour la terre, Jupiter en a tout l'honneur dans votre esprit: Et cum misericordiam extorserimus, Jupiter honoratur. Quel don, mes Frères, la miséricorde de Dieu fait à la terre, lorsqu'elle s'y forme un élu ! Quel trésor pour un peuple, pour un empire, pour le monde entier ! Quelle ressource pour les hommes d'avoir encore au milieu d'eux des serviteurs de Jésus-Christ!

Vous regardez quelquefois, mes Frères, la vertu comme une faiblesse; et la piété des justes ne trouve souvent auprès de vous que des dérisions et des censures. Mais quand les gens de bien ne seraient pas si utiles à la terre; quand ce ne serait pas eux qui maintiennent encore parmi nous les restes de la sûreté publique, la bonne foi dans le commerce, le secret dans les conseils, la fidélité dans les affaires, la religion dans les promesses, l'intégrité dans les soins publics, l'amour des peuples dans l'autorité; qu'y a-t-il de plus grand et de plus respectable dans le monde que la vertu?

Mais elle est rare, dites-vous; je le veux, et c'est en cela même qu'elle est plus digne de vos hommages. Mais enfin, laissons-là les discours puérils du libertinage; il est encore sur la terre des âmes pures et fidèles; vous en connaissez dans votre rang et dans votre état, auxquelles vous ne pouvez refuser le titre respectable de la vertu. Or, c'est par là, en dernier lieu, que les bons servent à la condamnation des méchants; ils ôtent à l'iniquité toutes ses excuses. Car, que pourrez-vous répondre devant le tribunal de Jésus-Christ, que leur exemple, ou n'affaiblisse, ou ne confonde? Direz-vous que vous n'avez fait que suivre des usages établis, et qu'il eût fallu se retirer dans les déserts pour s'en dispenser? mais les justes qui sont parmi vous, s'y conforment-ils? Vous excuserez-vous sur les suites inséparables d'une naissance illustre? vous en connaissez qui, avec un nom encore plus distingué que le vôtre, en sanctifient l'éclat, et trouvent le secret de le faire servir au salut. Quoi? la vivacité de l'âge ? la délicatesse du sexe? on vous en montre tous les jours qui, dans une jeunesse florissante, et avec tous les talents propres au monde, regardent tous ces vains avantages comme de la boue, et n'ont de pensée que pour le ciel. Quoi ? la dissipation des emplois ? vous en voyez chargés des mêmes soins que vous, et qui cependant font du salut la principale affaire. Votre goût pour le plaisir ? l'amour du plaisir est le premier penchant de tous les hommes; et il est des justes en qui il est encore plus violent, et qui sont nés avec des dispositions moins favorables à la vertu que vous? Vos afflictions? il y a des gens de bien malheureux. Votre prospérité? ils s'en trouvent qui se sanctifient dans l'abondance. Votre santé ? cn vous en montrera qui, dans un corps infirme, portent une âme remplie

d'une force divine.

Tournez-vous de tous les côtés; autant de jusles, autant de témoins qui déposent contre vous. Placez-vous en telle situation qu'il vous plaira; encore aujourd'hui les femmes mondaines ont des Esther pour modèle 2; les filles chrétiennes, des Rébecca; les hommes de guerre, des Josué; les courtisans, des Néhémias; ceux qui sont assis sur le trône, des Josias et des David; les affligés, des Job; les in

1 Eloge délicat et discret adressé au roi et au duc de Bourgogne.

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firmes, des Timothée; ceux qui sentent l'aiguillon de la chair, des Paul1: chaque situation a ses saints; chaque âge a ses exemples; chaque état fournit ses modèles. C'est ainsi, ô mon Dieu, que s'accomplissent sur les hommes vos desseins de justice et de miséricorde ; et que si vous vous servez des justes pour corriger ou pour confondre les pécheurs, vous vous servez aussi des pécheurs pour affermir la foi, ou pour éprouver la vertu des justes.

DEUXIÈME PARTIE.

Le corps des justes, dit saint Augustin, répandu par tout le monde, trouve son accroissement et son utilité dans les chutes et dans les erreurs même de ceux qui s'égarent: Omnibus errantibus utitur ad profectus suos; et les livres saints ne semblent attribuer au

Seigneur tous les maux et tous les désordres de la cité, que parce que la Providence les permet pour les faire servir au salut de ceux qui lui appartiennent.

Car remarquez, je vous prie, mes Frères, que la négligence, le dégoût, l'oubli des grâces, sont les écueils les plus ordinaires de la vertu des justes; et que le mélange des méchants sert en premier lieu à leur instruction, en les préservant de ces écueils, et leur fournissant des leçons continuelles de vigilance, de fidélité et de reconnaissance.

De vigilance. En effet, les commencements de la conversion et de la piété des justes sont toujours timides et défiants. Le cœur, instruit alors par le souvenir encore tout nouveau de ses chutes passées, veille sur sa propre faiblesse, frémit à la seule présence des objets qui lui en retracent les funestes images; tout l'alarme, tout l'avertit, tout le rappelle à luimême. A peine à demi essuyé du naufrage, il ne marche sur les eaux qu'en tremblant comme Pierre, et le moindre mouvement lui montre le sein de l'abîme prêt à l'engloutir.

Mais ces pieuses frayeurs, si nécessaires à la vertu, ne se calment que trop dans les suites. A mesure que le souvenir de nos chutes s'éloigne, le sentiment de notre fragilité s'affaiblit les jours déjà passés dans la piété,· semblent nous répondre de ceux qui suivent;

1 Les allusions sont encore plus transparentes dans l'édition de 1705 « Aujourd'hui le trône a ses David, la cour ses Esther, la guerre ses Josué, le barreau ses Salomon, le ministère ses Joseph, le sacerdoce ses Aaron, la banque ses Matthieu.

les frayeurs cessent; les précautions se négligent; et, comme le roi Ezéchias, depuis qu'on a triomphé de Sennachérib, et délivré Jérusalem des ennemis qui avaient juré sa perte, on en introduit d'autres dans la cité sainte, et on ne craint plus même d'exposer avec complaisance à leurs yeux des trésors qui ne sont en sûreté que lorsqu'ils sont inconnus. Or, contre un affaiblissement si dangereux, rien n'est plus utile aux justes que le mélange des méchants. Ils lisent sans cesse dans les chutes de leurs frères les raisons de leur vigilance; ils voient dans une source commune les mêmes faiblesses à craindre, et que l'usage tout seul d'une foi toujours attentive fait ici le discernement. Ils apprennent, dans l'histoire des malheurs d'autrui, quels sont les degrés qui conduisent insensiblement au crime; que les commencements en sont toujours légers; que, pour peu qu'on accorde à l'ennemi, les avantages qu'il en tire sont funestes à l'âme; et qu'il est plus à craindre lorsqu'il inspire des adoucissements, que lors même qu'il propose des crimes. Ils voient que parmi ceux qui tombent à leurs yeux, il en est plusieurs qui ont été autrefois plus fervents qu'eux dans les voies de Dieu, et qui s'attendaient encore moins qu'eux à déchoir, par des chutes honteuses, de cet état de ferveur et de justice. Ainsi ils apprennent tous les jours dans les égarements de leurs frères, qu'il n'y a de sûreté pour la vertu que dans la vigilance, et qu'il n'y a jamais loin entre l'affaiblissement et la chute.

Le mélange des pécheurs soutient donc la vigilance des justes contre la tentation du relâchement; mais il affermit encore leur fidélité contre celle du dégoût. Et certes, si, cachés au siècle, ils vivaient tous séparés des pécheurs, peut-être que dans ces moments où le cœur aride retombe sous son propre poids, où l'on se lasse de soi-même, où nul goût sensible ne soutient plus la vertu ; peut-être qu'alors ils pourraient se promettre dans le monde des plaisirs plus doux que ceux de la piété, et une destinée plus heureuse. Mais la seule présence des pécheurs dissipe cette illusion. Le juste n'a pas besoin de sa foi pour se détromper sur leur fausse félicité; il n'a qu'à ouvrir les yeux : il cherche des heureux dans le monde, et il n'en trouve point; il voit partout des agitations qu'on appelle plaisirs, et il ne voit nulle part de bonheur; il consulte les MASS. TOME II.

mondains eux-mêmes, et ils déposent tous contre le monde et sa prétendue félicité; il trouve parmi les pécheurs mille fois plus d'ennui, plus de dégoût pour la vie mondaine, qu'il n'en a jamais éprouvé pour la vertu; il voit que leurs passions font tous leurs malheurs et tous leurs chagrins, et que le cœur de l'homme de bien qui en est exempt, ne saurait jamais avoir d'autre peine que de ne pas sentir assez vivement son bonheur. Ainsi le mélange des pécheurs affermit la fidélité des justes contre la tentation du dégoût; mais de plus, il réveille leur reconnaissance, et les défend contre la tentation de l'oubli des grâces.

Troisième manière dont le mélange des méchants contribue à l'instruction des justes. I's voient que le Seigneur laisse périr dans le monde une infinité de pécheurs moins coupibles qu'eux, nés avec un fonds de droiture, d'équité, de bonté, de pude' r même; incapables de rien de noir, d'inique, d'inhumain, qui aiment la vertu, qui révèrent les justes, et qui ne trouvent que dans les molles faiblesses d'un cœur fragile, plus digne de la miséricorde que de la colère divine, l'écueil de leur innocence; tandis qu'eux-mêmes, après des excès monstrueux, et qui ne pouvaient partir que d'un cœur profondément mauvais et corrompu, ont été choisis, arrachés au crime, et appelés à la connaissance de la vérité. Ces objets toujours présents font sentir à chaque instant au juste le prix inestimable du bienfait qui a changé son cœur. Ce n'est pas assez il connaît même des pécheurs qui gémissent sous le poids de leurs chaînes, qui désirent leur délivrance, qui flottent toute leur vie entre les désirs de la vertu et la tyrannie des passions, et qui cependant n'arrivent jamais au salut; soit parce qu'ils le désirent trop faiblement, soit parce que le Seigneur est maître de ses dons, et qu'il a pitié de qui bon lui semble: il les connaît, et il se souvient que le Seigneur vint au-devant de lui pour le retirer du désordre, lorsque loin de l'attendre et de l'appeler, il fuyait encore sa présence; et il se souvient que, lorsqu'il avait encore les armes à la main contre sa gloire, et sans avoir apporté à la pénitence d'autre préparation que ses crimes, une lumière céleste le frappa soudain; une main invisible rompit tout d'un coup ses chaînes; le Maître des cœurs lui en donna un nouveau.

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