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Du reste, il est toujours dans toutes les affaires ;
Il est dans les emprunts, dans les prêts usuraires,
Et par mille moyens ingénieux, nouveaux,
Fait produire vingt fois les mêmes capitaux.
Il s'occupe de tout, de tout il fait ressource;
Des salons au comptoir, du palais à la bourse
Il porte son génie actif, intelligent;

Enfin, il est partout où l'on voit de l'argent.

(L'Argent, act. 1, sc. 11.)

Le Négociant.

Sans place, dites-moi, vous ne pourriez donc vivre? Mais, pour vouloir ainsi rester au gouvernail, Avec l'État, messieurs, avez-vous passé bail ? Nous autres commerçants, nous ne pouvons comprendre Un travers qui paraît de jour en jour s'étendre. Tout le monde veut vivre aux dépens de l'État ! On veut être commis, officier, magistrat ;

On veut des traitements avoir le privilége.

Qu'un jeune homme ait, dix ans, dans le fond d'un collége,
Mis du noir sur du blanc, il semble que le roi

Soit chargé de son sort et lui doive un emploi.
Si le gouvernement suivait cette tendance,
Les administrateurs de notre pauvre France,
En se multipliant tous les jours par degrés,
Deviendraient plus nombreux...que les administrés.
Je suis très-juste, moj, pour les fonctionnaires;
Les gens qui dans l'État, rouages nécessaires,
Occupent des emplois, j'en fais beaucoup de cas...
Mais j'estime encor plus les gens qui n'en ont pas.
Se livrer au commerce, enrichir sa patrie,
Exister par soi-même et par son industrie,
C'est le sort le plus beau !... Dans l'état social,
Le bien particulier fait le bien général.

Rien n'est seul, tout se tient, la richesse est féconde;
Qui sert ses intérêts sert ceux de tout le monde.
Moi, qui nourris deux mille ouvriers tous les ans,
Moi, dont la signature a cours depuis longtemps
En Allemagne, en Prusse, en Suède, en Angleterre,
Moi, de qui les produits courent l'Europe entière,
J'ai l'orgueil de penser, messieurs, que je vaux bien
Tel autre qui consomme et qui ne produit rien.

(Le Protecteur et le Mari, act. 1, SC. VI.)

Après avoir achevé ses études au college de Reims, ce qu'il accomplit dans l'espace de 4 ans, M. Casimir Bonjour fut admis à l'Ecole normale, et puis on le nomma professeur de rhétorique au collége Louis-le-Grand, à Paris. Il a composé quelques ouvrages estimés, au nombre desquels sont plusieurs comédies en vers: la Mère rivale, l'Education ou les Deux Cousines, le Mari à bonne fortune, le Protecteur et le Mari, etc.

THIERRY

(AUGUSTIN), né à Blois en 1795.

Le Dévouement à la Science.

Comme je ne pouvais avoir à ma disposition qu'un très-petit nombre de livres, il me fallait aller chercher le reste dans les bibliothèques publiques. Au plus fort de l'hiver, je faisais de longues séances dans les galeries glaciales de la rue de Richelieu, et plus tard, sous le soleil d'été, je courais, dans un même jour, de Sainte-Geneviève à l'Arsenal, et de l'Arsenal à l'Institut, dont la bibliothèque, par une faveur exceptionnelle, restait ouverte jusqu'à cinq heures. Les semaines et les mois s'écoulaient rapidement pour moi, au milieu de ces recherches préparatoires, où ne se rencontrent ni les épines ni les découragements de la rédaction; où l'esprit, planant en liberté audessus des matériaux qu'il rassemble, compose et recompose à sa guise, et construit d'un souffle le modèle idéal de l'édifice que, plus tard, il faudra bâtir pièce à pièce lentement et laborieusement. En promenant ma pensée à travers ces milliers de faits épars dans des centaines de volumes, et qui me présentaient pour ainsi dire à nu les temps et les hommes que je voulais peindre, je ressentais quelque chose de l'émotion qu'éprouve un voyageur passionné à l'aspect du pays qu'il a longtemps souhaité de voir et que lui ont montré ses rêves...

Dans l'espèce d'extase qui m'absorbait intérieurement, pendant que ma main feuilletait le volume ou prenait des notes, je n'avais aucune conscience de ce qui se passait autour de moi. La table où j'étais assis se garnissait et se dégarnissait de travailleurs; les employés de la bibliothèque ou les curieux allaient et venaient par la salle; je n'entendais rien, je ne voyais rien; je ne voyais que les apparitions évoquées en moi par ma lecture. Ce souvenir m'est encore présent; et depuis cette époque de premier travail, il ne m'arriva jamais d'avoir

une perception aussi vive des personnages de mon drame, de ces hommes de race, de mœurs, de physionomies et de destinées si diverses, qui successivement se présentaient à mon esprit, les uns chantant sur la harpe celtique l'éternelle attente du retour d'Arthur, les autres naviguant dans la tempête avec aussi peu de souci d'eux-mêmes que le cygne qui se joue sur un lac; d'autres, dans l'ivresse de la victoire, amoncelant les dépouilles des vaincus, mesurant la terre au cordeau pour en faire le partage, comptant et recomptant par têtes les familles comme le bétail; d'autres enfin, privés par une seule défaite de tout ce qui fait que la vie vaut quelque chose, se résignant à voir l'étranger assis en maître à leurs propres foyers, ou, frénétiques de désespoir, courant à la forêt pour y vivre comme vivent les loups, de rapine, de meurtre et d'indépendance....

Si, comme je me plais à le croire, l'intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j'ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l'espère, ne sera pas perdu. Je voudrais qu'il servît à combattre l'espèce d'affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle; qu'il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu'une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec amertume que, dans le monde constitué comme il est, il n'y a pas d'air pour toutes les poitrines, pas d'emploi pour toutes les intelligences? L'étude sérieuse et calme n'est-elle pas là ? et n'y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids; on se fait à soi-même sa destinée: on use noblement sa vie. Voilà ce que j'ai fait et ce que je ferais encore; si j'avais à recommencer ma route, je prendrais celle qui m'a conduit où je suis Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect: il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c'est le dévouement à la science. (Dix ans d'études historiques.)

Meurtre de Thomas Becket.

Thomas Becket venait d'achever son repas du matin, et ses serviteurs étaient encore à table; il salua les Normands à leur

entrée, et demanda le sujet de leur visite. Ceux-ci ne lui firent aucune réponse intelligible, s'assirent, et le regardèrent fixement pendant quelques minutes. Regnault, fils d'Ours, prit ensuite la parole; "—Nous venons, dit-il, de la part du roi, pour que les excommuniés soient absous, que les évêques suspendus soient rétablis, et que vous-même donniez raison de vos desseins contre le roi. Ce n'est pas moi, répondit Thomas, c'est le souverain pontife lui-même qui a excommunié l'archevêque d'York, et qui seul par conséquent a droit de l'absoudre. Quant aux autres, je les rétablirai, s'ils veulent me faire leur soumission.-Mais de qui donc, demanda Regnault, tenez-vous votre archevêché? Est-ce du roi, ou du pape ? — J'en tiens les droits spirituels de Dieu et du pape, et les droits temporels du roi.-Quoi! ce n'est pas le roi qui vous a tout donné !--Aucunement," répondit Becket. Les Normands murmurèrent à cette réponse, traitèrent la distinction d'argutie, et firent des mouvements d'impatience, s'agitant sur leur siége et tordant leurs gants qu'ils tenaient à la main. "Vous me menacez, à ce que

je crois, dit le primat, mais c'est inutilement: quand toutes les épées de l'Angleterre seraient tirées contre ma tête, vous ne gagneriez rien sur moi. -Aussi ferons-nous mieux que menacer,-répliqua le fils d'Ours, se levant tout-à-coup; et les autres le suivirent vers la porte, en criant: "Aux armes !"

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La porte de l'appartement fut fermée aussitôt derrière eux;. Regnault s'arma dans l'avant-cour; et, prenant une hache des mains du charpentier qui travaillait, il frappa contre la porte pour l'ouvrir ou la briser. Les gens de la maison, entendant les coups de hache, supplièrent le primat de se réfugier dans l'église, qui communiquait à son appartement par un cloître ou une galerie; il ne le voulut point; et on allait l'entraîner de force, quand un des assistants fit remarquer que l'heure des vêpres avait sonné. Puisque c'est l'heure de mon devoir, j'irai à l'église," dit l'archevêque; et, faisant porter sa croix devant lui, il traversa le cloître à pas lents, puis marcha vers le grand autel, séparé de la nef par une grille de fer entr'ouvA peine il avait les pieds sur les marches de l'autel, que Regnault, fils d'Ours, parut à l'autre bout de l'église, revêtu de sa cotte de mailles, tenant à la main sa large épée à deux tranchants, et criant: "A moi! à moi ! loyaux servants du roi." Les autres conjurés le suivirent de près, armés comme lui de la tête aux pieds, et brandissant leurs épées. Les gens qui étaient avec le primat voulurent alors fermer la grille du chœur ; lui-même le leur défendit, et quitta l'autel pour les en empêcher; ils le conjurèrent, avec de grandes instances, de se mettre en sûreté dans l'église souterraine, ou de monter l'escalier par

erte.

lequel, à travers beaucoup de détours, on parvenait au faîte de l'édifice. Ces deux conseils furent repoussés aussi positivement que les premiers. Pendant ce temps, les hommes armés s'avançaient; une voix cria:-Où est le traître ?-Becket ne répondit rien.-Où est l'archevêque ?-Le voici, répondit Becket; mais il n'y a pas de traître ici. Que venez-vous faire dans la maison de Dieu avec un pareil vêtement? quel est votre dessein ?—Que tu meures.—Je m'y résigne ; vous ne me verrez point fuir devant vos épées; mais, au nom de Dieu toutpuissant, je vous défends de toucher à aucun de mes compagnons, clerc ou laïc, grand ou petit..." Dans ce moment il reçut par derrière un coup de plat d'épée entre les épaules; et celui qui le lui porta lui dit: "Fuis, ou tu es mort." Il ne fit pas un mouvement; les hommes d'armes entreprirent de le tirer hors de l'église, se faisant scrupule de l'y tuer. Il se débattit contre eux, et déclara fermement qu'il ne sortirait point, et les contraindrait à exécuter sur la place même leurs intentions ou leurs ordres. Guillaume de Tracy leva son épée, et, d'un même coup de revers trancha la main d'un moine saxon appelé Edward Gryn, et blessa Becket à la tête. Un second coup, porté par un autre Normand, le renversa la face contre terre; un troisième lui fendit le crâne, et fut asséné avec une telle violence, que l'épée se brisa sur le pavé. Un homme d'armes, appelé Guillaume Mautrait, poussa du pied le cadavre immobile, en disant: "Qu'ainsi meure le traître qui a troublé le royaume et fait insurger les Anglais !"

(Histoire de la conquête de l'Angleterre.)

M. Thierry a déjà publié quelques ouvrages qui lui ont mérité une place très-honorable parmi les historiens du 19e. siècle. En voici les titres: Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normandes, 3 vol. in-8vo, et 4 vol. in-18; Lettres sur l'histoire de France, et Dix ans d'étu des, les deux en 1 vol. in-8vo; Récits des temps Merovingiens, 3 vol. in18; etc. On a réuni ses œuvres complètes en 1 vol. grand in-8vo.

M. Thierry a perdu la vue depuis quelques années, mais il n'en continue pas moins ses travaux avec l'assistance des nombreux amis dont il est entouré. Il est de l'Institut de France.

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