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récit de leur avanture. Les Poëtes Bucoliques ne parlent que d'amour, & le Théatre d'Athénes, dont on vante la pureté, ne fut-il pas fouillé par un Aristophane?

Les Poëtes Latins furent non feulement plus voluptueux que les Poëtes Grecs; mais tous, excepté Térence & Virgile, fe donnerent une entiere licence. La liberté de leurs premiers fpectacles fut appellée Fefcennina licentia. Aux obfcénes Comédies de Plaute, fuccéderent les Mimes, & ces jeux infames que le Prince (1) osoit autorifer de fa préfence, comme Ovide le dit à Augufte. (2) Plus les Piéces compofées pour ces jeux étoient criminelles, plus elles coûtoient d'argent au Préteur qui les achetoit: (3) la Tragédie elle-même fut infectée, comme le dit encore Ovide. Que d'impuretés dans Catulle, Horace, Martial, &c!

En quittant les Poëtes Payens, on devroit efpérer plus de pudeur dans leurs fucceffeurs. Cependant qui choifiroit-on entre les Poëtes Chré. tiens fameux, pour aller plaider la caufe de la Poëfie devant Platon & Ciceron?

Pétrarque ne nous entretient que de fon amour; combien de Sonnets pour nous répéter que rien n'eft fi charmant que fa chere Laure! Si le Dante ne s'eft pas amufé à des descriptions de tendreffe, fon Poëme en eft-il plus utile pour les mœurs? il s'y livre tout entier à fa vengeance. Cet Ouvrage, d'une nature bizarre, qu'il a intitulé, Co médie de l'Enfer, du Purgatoire & du Paradis, & qui renferme de grandes beautés, est une Satire continuelle des ennemis de la faction qu'il avoit

em

(1) Hac tu spectasti, fpectandaque fæpe dedifti.

Trift 2. (2) Tantaque non parvo crimina Prætor emit. (3) Eft & in obfcanos deflexa Tragœdia rifus,

embraffée. Il n'épargne ni les fouverains Ponti. fes, ni les Rois. Sa Béatrix moralife d'une maniere fort obfcure: & Virgile son conducteur eft tout ensemble Payen & Chrétien. Le Virgile ancien plaçoit à l'entrée des Enfers, & loin de l'Elifée, ceux qui avoient été homicides d'eux-mêmes: celui-ci fait entendre que Caton a laiffé à Utique fa dépouille mortelle, qui deviendra brillante au jour du Jugement. Les graves réflexions que l'Ariofte met à la tête de chacun de fes Chants, perdent fous la plume de l'Ariofte toute leur gravité.

Le Taffe pouvoit bien dire comme l'Ariofte, qu'il chantoit les Armes & les Amours, les Dames & les Guerriers, gli Armi, gli Amori, i Donne, i Cavalieri, io Canto. Que de defcriptions amoureufes dans un fujet chrétien! Sans parler de fon Renaud, quel eft fon Tancréde? Ce héros fe vante de ne porter l'épée (1) que pour J. C. Cependant quand il fe trouve enfermé, il ne regrette ni le camp des Chrétiens, ni la vue du Soleil, mais la vue de Clorinde qu'il appelle fon vrai foleil. Le Taffe devoit fe contenter de remplir d'amour la Poëfie Paftorale, & refpecter davantage la Poëfie Epique.

Il est inutile de s'arrêter à nos Poëtes François. Comment toutes nos Muses ne feroient elles pas dévouées à l'amour, puifque notre Melpoméne en est presque inséparable, & que nous pouvons bien appliquer à notre Tragédie ces Vers d'Ovide fur la Tragédie Latine:

Omne genus fcripti gravitate Tragedia vincit:
Hæc quoque materiam femper amoris babet.

(1) Quel Tancredi io fonò, ch' il ferro cinfe. Per Chrifto fempre, è fui di lui campione.

Que

Que diroit Ciceron s'il fe trouvoit parmi nous à ce fpectacle, où l'on exécute en Mufique une bizarre espéce de Tragédie; & fi après avoir entendu répéter tant de fois que la jeuneffe doit profiter du printems, & que la fageffe eft ennuyeuse, il voyoit enfin danfer des vieillards, chantant ces paroles fi peu convenables à l'âge des réflexions:

Pour le peu de bon tems qui nous reste,
Rien n'eft fi funefte

Qu'un noir chagrin, &c.

Ce feroit bien alors, qu'étonné d'entendre à tout âge prêcher la même morale il s'écrieroit. O præclaram emendatricem vitæ Poëticam! O la belle réformatrice des mœurs que la Poëfie! Il faifoit cette exclamation, en trouvant dans une Comédie cette maxime: L'Amour est le plus grand des Dieux; & il ajoutoit: Il faut bien pardonner ce défordre à la Comédie, fans quoi l'on n'en auroit point. Ce mot de Ciceron difpenfe de parler des Comédies: on voit affez de quelle morale elles font remplies.

§. II. Seconde accufation contre la Poëfie. Elle nourrit l'efprit de Fables & de Fictions frivoles.

QUAND la Poëfie, difent encore ceux qui la méprifent, ne feroit pas dangereuse pour les mœurs, elle feroit toujours frivole, puifqu'elle ne cherche fon merveilleux que dans les Fables. Le menJonge & les vers, de tout tems font amis. Ce Vers de la Fontaine eft conforme à ce que les Anciens ont pensé.

Socrate (a), s'entretenant avec fes amis le jour de fa mort, leur difoit, qu'obéiffant à des infpi

rations

(a) Platon dans le Phedon.

rations divines qui lui ordonnoient de s'attacher à la Mufique, il avoit dans fa prison compofé des Vers en l'honneur du Dieu dont on célébroit la fête; mais qu'enfuite convaincu que pour être Poëte, il faut composer non des raifonnemens, mais des Fables, il avoit mis en Vers celles d'Efope, parce qu'il étoit incapable d'en inventer lui-même. Plutarque qui rapporte ces mêmes paroles de Socrate, les confirme en difant: On connoit en effet des facrifices fans danfe & fans mufique, mais on ne connoit pas de Poëfie fans

fable.

Les Poëtes, qui fe font vantés d'avoir été les premiers Légiflateurs, fe font aufli vantés d'avoir été les premiers Théologiens. Etranges Théologiens qui ont répandu fur la Terre, les avanture fcandaleufes de ces Dieux qu'ils avoient inven. tés. Homere qui les a chargés de tant de crimes, a par cette raifon mérité l'indignation de Platon, dit Ciceron, merito difplicuit viro gravi, divinorum criminum Poëta confictor. Ces Dieux fi méprifables dans Homere font-ils plus eftimables chez les autres Poëtes? Qui peut fans horreur enten. dre Venus dans le prologue de l'Hyppolite d'Euripide, déclarer que pour fe venger d'un mortel qui la méprife, & qui préfére le culte de Diane au fien, elle va perdre Phédre, quoiqu'innocente, & fidelle à fon culte ?

Ni fon respect pour moi, ni fa fidélité

N'appaiferont mon cœur contre un autre irrité:
Oui, Phédre périra malgré fon innocence;
Ses jours ne me font pas fi chers que ma ven-
geance.

Quoique tous les plaifirs foient faits pour ces Immortels, le nectar le plus doux pour eux eft toujours la vengeance. Quelle eft la caufe du fa.

crilice

crifice d'Iphigénie? Agamennon a tué par imprudence une biche confacrée à Diane: toute l'ar mée fera punie de la faute de fon Roi, fi Diane n'eft appaisée par le fang d'une Princeffe innocente. Pourquoi Ulysse souffre-t-il tant de maux, & voit-il périr tous fes compagnons? ils ont mangé les bœufs du Soleil. Que voit-on dans toute l'Enéïide? La Reine du Ciel attachée comme une furie à perfécuter un Héros fameux par la piété, pour un crime, fi c'en eft un, qu'il n'a pas mê. me commis: mais il eft Troïen, & c'est un Troien qui a donné le prix de la Beauté à la Déeffe de la Beauté. Junon, indignée de ne l'avoir point eu, veut même, après la ruïne de Troie, perdre tout ce qui refte de Troïens. Ne vaut - il pas mieux ne pas parler de la Divinité, que de la préfenter fous de pareilles images?

Ne croyons point que les Poëtes ayent eu def fein de nous inftruire, ils n'ont voulu que nous amufer par des Fables: c'eft leur profeffion. Un Poëte doit créer; fon nom fignifie créateur. Ainfi, abandonnant les préceptes aux Philofophes, & les faits aux Hiftoriens, il invente des Fables.

Les Poëtes Chrétiens ont par cette ambition de créer, rencheri fur leurs prédéceffeurs, en ajou tant aux extravagances de l'ancienne Mythologie, celles de la Mythologie moderne. Ces châteaux enchantés; ces Magiciens; ces Fées; toutes ces avantures écrites, dit-on, par l'Archevêque Turpin; celles de Roland l'Achille moderne; celle d'Angélique moins fage que l'ancienne Heléne; celles des Paladins de la Cour de Charlemagne; les faits du Roi Artus, & des Chevaliers de la Table Ronde, ainsi que des Amadis; toutes ces Hiftoires fabuleufes, fondées fur quelques faits véritables, comme celles de la Mythologie ancienne, furent les productions de l'ignorance pen cant la longue éclipfe que fouffrit la lumiere des A 6

Let

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