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Ils furent grands chez les Grecs, dont les Poë. tes pouvoient employer à la fois (1) plufieurs dialectes, allonger, racourcir les mots, en inventer de nouveaux, & même changer quelquefois la quantité des fyllabes. Les Romains qui fuivoient, comme dit Martial, des Mufes plus féveres, qui Mufas colimus feveriores, ne permirent pas à leurs Poëtes de changer le nombre des fyllabes; mais Horace ne croit pas pouvoir leur refufer la liberté de faire des mots nouveaux, pourvu, dit-il, * qu'ils en ufent fohrement, & que ces mots compo Jés du Grec, parcè detorta, ayent une origine

connue.

Les priviléges qu'on accorde à la Poëfie doi vent toujours être conformes au génie de chaque langue; & faute d'avoir confulté le génie de la leur, ceux que nos anciens Poëtes voulurent s'at tribuer furent ridicules. Ronfard qui croyoit pouvoir composer un mot de deux autres mots réünis, à l'exemple des Grecs, appelloit une meule de moulin, du moulin brife-grain, la pierre ronde. platte. Son ftile pédantefque fut regardé quelque tems comme notre langue poëtique. Ronfard fut admiré de fon fiécle, & même des Sçavans. Le Cardinal du Perron difoit que les autres Poëtes étoient venus dans une langue faite, mais que Ronfard étoit venu lorsque la nôtre étoit encore à faire, enforte qu'il l'en appelloit le pere. Ron. fard s'étoit acquis une fi grande autorité, qu'offenfer fa langue, c'étoit en offenfer le maître, ce qui donna lieu au proverbe donner un foufflet à Ron

(1) Les ennemis d'Homere ont dit qu'il lui étoit aifé de faire des Vers dans une langue composée à sa fantaisie. Il ne nous eft point permis de faire une pareille objection, puifqu'elle a paru ridicule à Ariftote, bon juge de fa langue. Il détruit cette objection dans fa Poëtique,

C. 23.

Ronfard. Il en a bien effuyé depuis; la liberté qu'il fe donnoit d'allonger & d'accourcir les mots, & d'en faire de nouveaux, ceffa d'éblouïr: on reconnut le ridicule de fon ftile; les Poëtes, qui par le même amour pour l'Antiquité, voulurent faire des Vers François fuivant la quantité des fyllabes bréves ou longues, n'eurent pas un fort plus heureux.

Chaque langue a fon ftile & fon harmonie; Malherbe s'apperçut le premier de celle qui convenoit à notre verfification, & nous apprit à la goûter. Le ftile de Ronfard Grec & Latin en François devint barbare: nous rejettâmes des graces étrangeres & forcées, réfolus de nous contenter des nôtres, qui, quoique moins brillantes que celles des Grecs & des Romains, font toujours des graces, lorfqu'elles font naturelles. Malherbe, il eft vrai, loin d'admirer notre lan gue, difoit qu'elle n'étoit propre qu'à faire des chanfons: une oreille auffi délicate que la fienne, ne trouvoit pas notre langue affez harmonieufe; il avoit tort cependant de la méprifer: quoique nous cultivions des Mufes bien plus féveres que celles des Latins, nos Mufes ne font pas méprifables.

Comment, dira-t-on, peuvent-elles avoir un ftile qui leur foit propre dans une langue qui fuit en esclave une syntaxe timide & fcrupuleufe? Le P. Du Cerceau prétendoit que notre Poësie n'étoit différente de notre Profe que par l'inverfion : quoiqu'il eût fait beaucoup de Vers, il ne connoiffoit pas bien fon art. L'inverfion ajoûte beaucoup de nobleffe, lorfque fans aufer la moindre obfcurité, dont notre langue est toujours enne mie, elle tient l'attention fufpendue, comme à la fin de cette Stance de Malherbe:

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Et

Et tombent avec eux d'une chute commune
Tous ceux que leur fortune
Faifoit leurs ferviteurs..

Mais l'inverfion eft fi peu néceffaire, qu'on n'em trouve aucune dans les deux fameufes Stances qui précédent celle-ci. Tous les mots y font rangés dans leur ordre naturel, ainfi que dans ces beaux Vers de Boileau, où tous les mots fuivent l'ordre de la fyntaxe.

La Canicule en feu défola les campagnes;
L'Aquilon en fureur gronda fur les montagnes;
Le Chardon importun hériffa les guérets;
Le Serpunt venimeux rampa dans les forêts.

Le premier Vers d'Athalie, Oui, je viens dans fon temple adorer l'Eternel, n'eft pas plus poëtique que le feroit celui-ci: Oui, je viens adorer l'Eter nel dans fon temple; & le fecond Vers, Je viens felon Pufage antique & folemnel, ne l'eft pas moins que le feroit celui-ci: Je viens felon l'antique folemnel ufage. L'inverfion qui regne dansnos meilleurs Vers, eft rarement plus forte que celle que la Profe admer, parce que notre langue toujours amie de la clarté, rejette tout ce qui peut caufer quelque obfcurité.

Cependant, dira-t-on, fi nos Poëtes qui n'ont pas le privilége qu'ont pris ceux des autres na. tions, & que prennent auffi les Anglois, de racourcir ou d'allonger les mots, d'en adopter de nouveaux, & de renverser l'ordre de la fyntaxe, ne peuvent pas même s'en écarter par une inverfion qui caufe la moindre obfcurité, ils parlent donc comme nous, & nous n'avons pas une véritable Poëfie.

Dans une langue auffi fage que la nôtre, la Poë fie ne doit point avoir avec la Profe, une diffé rence fi fenfible que dans les autres langues. C'eft

pour

pour cela que cette différence ne nous frappe pas, inais elle frappe les étrangers. Les hardieffes de notre Poëfie font fages à la vérité; mais elle a auffi fes hardieffes, & nous avons une langue poëtique, qui fçait quelquefois s'affranchir des liaifons ordinaires du difcours, & qui eft remarqua ble, furtout, par des tours de phrafe, conformes à fa vivacité, & par une alliance heureufe & nouvelle de mots ordinaires: c'eft ce que je prouverai dans la fuite par des exemples. Il eft important d'éclaircir auparavant ce que je viens d'a

vancer.

Comme ce n'eft point dans une stérile abondan ce de mots que confifte la beauté d'une langue, mais dans ces tours, de phrafe qui expriment la vivacité & la force des penfées; ceux qui poffédent bien la langue dans laquelle ils écrivent, ne cherchent point à inventer des mots nouveaux, ils n'étudient que l'ordre dans lequel ils doivent ranger ceux qu'ils trouvent établis par l'ufage. L'art de les mettre à leur place, qui eft l'art de bien écrire, ne s'apprend ni dans la Grammaire ni dans les Dictionnaires, & n'ett point connu des médiocres Auteurs. Faute de fentir la force des expreffions, & d'en faire un bon choix, ils ne font qu'un bizarre affemblage de mots qui font, comme dit Rouffeau, le clinquant du difcours.

Et qui par force, & fans choix enrollés,
Hurlent d'effroi de fe voir accouplés.

Mais les grands génies leur trouvent leur place, & par des alliances heureufes enrichiffent la langue. Ciceron, dans le Livre de l'Orateur, dit que la langue est une cire molle, entre les mains qui la fçavent tourner (1). Les mots font à tout le

(1) Ea nos, cùm jacentia fuftulimus è medio, ficut molisi mam ceram, ad noftrum arbitrium formamus&fingimus.

le monde, mais tout le monde n'en fçait pas faire ufage. C'est ce que Montagne a fenti de même, quoique la langue de fon tems fat encore impar. faite. Le maniement & emploitte des beaux efprits, dit-il, donne prix à la langue, non pas l'innovant, mais la rempli fant de plus vigoureux & divers fervi ces: ils n'y apportent point de mots, mais ils enricbiffent les leurs, leur apprenant des mouvemens inaccoutu. més, mais prudemment & ingénieufement. Ce que Montagne a envisagé de loin, & a commencé, nos grands Ecrivains l'ont exécuté dans la fuite, & c font fur tout les Poëtes qui portent les langues à leur perfection, parce que non feulement ils étudient le pouvoir d'un mot mis à fa place; mais ils fçavent encore, par une liaison fine & jufte de mots déja connus, inventer des tours nouveaux, & par-là ils donnent à la langue fa jufteffe, fa grace, fa force & fon harmonie.

I ce

La Langue Grecque, qui reçut fes premiers charmes de la plume d'Homere, fut portée à fon plus haut point de perfection par Aristophane, Sophocle & Euripide; mais la langue d'Homere n'a point changé: fon harmonie a fait, tant de fiécles après lui, l'admiration d'habiles Maîtres en cette langue, de Platon, de Denis d'Halycarnaffe, de Longin; enforte que le pere de la Poëfie, eft auffi le pere de cette langue, qui femble faite particuliérement pour la Poëfie, La Langue Latine, que Térence & Plaute commencerent à polir, fut perfectionnée par Virgile & Horace; & la Langue Italienne fut redevable de fa beauté au Dante & à Pétrarque.

Quelque ancien que foit le Dante aujourd'hui, il est regardé par les Italiens éclairés comme un modéle pour la force de l'expreffion. Jamais Poë te, dit Gravina, ne s'exprima avec plus de vivacité & d'énergie, parce qu'il concevoit plus profondément qu'un autre, & que la force avec laquelle on s'ex

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trime,

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