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figures les plus vives que la paffion puiffe infpirer, comme la Profopopée, l'Apoftrophe, &c. Cornelie, dans la douleur, s'adreffe à l'urne de Pompée. Phédre croit que les voutes de fon palais vont prendre la parole pour l'accufer: elle s'imagine auffi defcendre aux Enfers pour y être jugée, & elle croit que Minos, effrayé de la voir, laiffe tomber de fes mains l'urne terrible. Clytemneftre, lorsqu'on lui enleve fa fille, apostrophe la mer, le foleil, & croit entendre la foudre. Ces grandes figures ne doivent être placées que dans les peintures des grandes paffions; mais les autres doivent regner dans toute la Tragédie, qui languit, quelqu'intéreffant que foit le fujet, fi le Poëte ne réveille point par un ftile rempli d'i

mages.

C'eft aux défauts du ftile qu'on doit, à mon avis, attribuer la difgrace étonnante de tant de Tragédies, qui, quoique bien conduites, n'ont pas eu un fuccès durable. Leur naissance fut heu. reufe; la nouveauté y fit courir; le fujet intéresfa; la représentation les foutint quelque tems, & elles tomberent enfuite dans l'oubli, parce qu'apparemment l'expreffion ne les grava point dans notre memoire.

Il me fuffit pour le prouver de tirer un moment de fes ténébres l'Iphigénie de Le Clerc, & de comparer un endroit de cette Piéce avec un endroit de l'autre Iphigénie, où la même chose soit exprimée.

L'Agamemnon de Le Clerc décrit ainfi le calme qui arrêta l'armée en Aulide:

Les Grecs, prêts à partir, bruloient d'impatience D'aller faire fur Troie éclater leur vengeance, Lorfqu'un calme foudain répandu fur les eaux, Près ce trifte rivage arrêta nos vaisseaux.

L'au

L'autre Agamemnon décrit ainfi le même événe

ment:

Nous partions, & déjà par mille cris de joie
Nous menacions de loin les rivages de Troie,
Un prodige étonnant fit taire ce transport.
Le vent qui nous flattoit nous laiffa dans le port:
Il fallut s'arrêter, & la rame inutile

Fatigua vainement une mer immobile.

Si l'on veut comparer encore l'endroit où Clytemnestre se jette aux pieds d'Achille, on verra comment deux Poëtes peuvent, en difant la même chofe, parler tout différemment. Lorsque l'Hippolite de Pradon s'exprime ainfi :

Depuis que je vous vois j'abandonne la chaffe,
Et quand j'y vais, ce n'eft que pour penfer à vous;

il ne fçait que dire fon état, & l'autre Hippolite fçait le peindre.

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'impor

tune,

Je ne me fouviens plus des leçons de Neptune, Et mes courfiers oififs ont oublié ma voix.

On eftime la conduite de quelques Tragédies de Campistron, mais il languit prefque par-tout par l'expreffion. Iréne, forcée par fon devoir de fe féparer d'Andronic, fe contente de lui dire:

Où m'entraîne une force inconnue? Ah; pourquoi venez-vous chercher encor ma vue? Partez, Prince, c'eft trop prolonger vos adieux.

Monime, que le même devoir oblige à fe fépaD 5

rer

rer de Xipharès, décrit ainfi le combat qui fe paffe en elle:

Je fçais qu'en vous voyant, un tendre souvenir
M'arrachera du cœur quelque indigne foupir;
Que je verrai mon âme en fecret déchirée,
Revoler vers le bien dont elle eft féparée, &c.

Iréne parle en Profe: tout ce que dit Monime eft de la Poëfie.

On a reproché à Quinaut la foibleffe de fes Vers, parce qu'en effet, quoique fécond en fentimens & fouvent heureux en penfées, il ne s'élève prefque jamais par l'expreffion. Je n'examine point ici s'il auroit dû s'élever davantage, & fi les Vers faits pour être mis en Chant, doivent avoir une certaine molleffe. Je me contente d'obferver que la verfification de Quinaut, pleine de fentimens, eft prefque toujours dépouillée d'images. Il fait dire au vieux Egée qui fe flatte que fes victoires doivent, aux yeux de celle qu'il aime, cher fa vieillefle:

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Je ne fuis plus au tems de l'aimable jeuneffe;
Mais je fuis Roi, belle Princeffe,

Et Roi victorieux.

ca

Mithridate, plein de cette même idée, la rend

par ces images:

Jufqu'ici la fortune & la victoire mêmes

Cachoient mes cheveux blancs fous trente diadê

mes;

Mais ce tems-là n'eft plus, je regnois, & je fuis.
Mes ans fe font accrus, mes honneurs font détruits,
Et mon front dépouillé d'un fi noble avantage,

Du tems qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage.

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A

On croit voir tomber à terre tous les diadêmes que portoit Mithridate; on croit voir paroftre fes cheveux blancs, & les rides de fon front. Ce ftile eft, comme je l'ai dit, le ftile poëtique, parce que la Poëfie emploie les figures plus fréquemment & plus hardiment que la Profe ne les emploie.

ARTICLE II.

De la Langue Poëtique.

Lorfque ceux qui étudient une Langue étrangere, après avoir fait affez de progrès pour entendre les Hiftoriens & les Orateurs, viennent aux Poëtes, ils fe trouvent quelquefois dans un pays fi inconnu, qu'ils ont befoin de nouveaux guides. Celui qui commence à entendre la Genéfe, eft furpris de ne plus rien entendre quand il arrive aux bénédictions de Jacob, parce que de la Langue ordinaire il paffe à la langue poëtique: & par la même raifon, il peut ne point entendre le ftile des difcours de Job, quoiqu'il entende le commencement & la fin du même Livre. Celui qui étudie le Grec éprouve la même chofe, & lorfqu'après avoir lu Hérodote & Démofthéne, il vient à Efchyle, à Sophocle, à Pindare, il fe trouve à tout moment arrêté, & fur-tout dans les Chœurs des Tragédies. Dans le 2. Livre de Ciceron de l'Orateur, Antoine, après avoir porté fon jugement fur les Hiftoriens Grecs, étonné de ce qu'on le félicite de sa science dans cette langue, répond modeftement qu'il a luceux qui ont écrit I'Hiftoire dans cette langue, mais qu'il n'a jamais D 6

ofe

ofé approcher de fes Poëtes: Poëtas omnino, quafi aliena linguâ locutos, non conor attingere. La différence entre la Profe & la Poëlie Latine eft moins grande: on entend cependant plus aifé- ́ ment Ciceron & Tite-Live, que les Odes d'Horace, que Catulle, Properce, Juvenal, & Perfe. On trouve la même différence entre la Profe & la Poëfie Italienne. Quoiqu'on life fans peine Bentivoglio & Guichardin, on fe trouve arrêté quelquefois dans le Taffe & dans l'Ariotte, plus fouvent dans Pétrarque, & prefque à chaque pas dans le Dante. Plufieurs Anglois avouent qu'ils ont de la peine à entendre Milton; enforte que dans toute les langues, la Poëfie paroît avoir toujours fa langue particuliere; & dans la nôtre même, les Poëtes paroiffent plus difficiles aux étrangers, que nos Ecrivains en Profe.

Puifque les Poëtes fe vantent de parler le langage des Dieux, le langage du Ciel ne doit pas être le même que celui qu'on parle fur la Terre; auffi quand Homere nomme quelque chofe il dit fouvent, c'est le nom que les Dieux lui donnent, & les bommes lui en donnent un autre. Mais comment fe peut-il faire que la Poëfie qui eft foumise à la même fyntaxe que la Profe, & qui emploie les mêmes mots, ait une langue différente?

Il est vrai qu'elle emploie ordinairement les mêmes mots, mais elle les range dans un autre ordre; & quoiqu'elle foit foumife à la même fyntaxe, elle n'eft point obligée à la même obéïffance, parce que fon ftile affranchi des liaisons ordinaires, marche par de vives & impétueufes faillies, fuivant le paffage de M. Boffuet, que j'ai déjà cité. Comme elle a befoin de tours & de locutions convenables à fa vivacité, elle a des priviléges que n'a point la Profe, & ces priviléges ne font pas les mêmes chez toutes les nations.

Ils

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