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dans l'exécution: en Orient, où elle eft, pour ainfi dire, dans toute fa chaleur, le ftile eft plus abondant en figures, & les figures y font plus har dies; de-là vient que certaines images peuvent plaire à certains peuples, & déplaire à d'autres. L'ufage des figures n'eft pas égal par-tout, quoique le ftile figuré foit par-tout en ufage.

Les Philofophes mêmes font forcés d'y avoir recours, pour nous attacher à la lecture de leurs écrits, dans la crainte que les vérités les plus intéreffantes ne deviennent ennuyeufes dans un ftile trop fimple. Je ne parle pas de Platon, qui eft Poëte autant que Philofophe, & qui a toujours eu la paffion des Vers: je parle d'un Philofophe plein de mépris pour les Vers, du fameux enne mi de l'imagination, qui cependant pour plaire à la nôtre s'abandonne fouvent à la fienne. Le P. Mallebranche, pour nous élever à fon fyftême des Idées, met en ufage tous les agrémens du ftile; & pour nous rendre probable fon fyftême fur la Grace, il nous l'expofe fous tant d'images, qu'il paroît plus fouvent Poëte qne Théologien. Lorfque même il veut nous expliquer les mouvemens intérieurs du fang dans le trouble des paffions, it développe ce fecret de la nature avec autant de Poëfie que de Phyfique. Je n'en citerai que cet exemple.

Il arrive quelquefois que la pâleur d'un homme qui vient de recevoir un coup mortel, excite la compaffion dans le cœur même de fon meurtrier, ce que l'Auteur de la nature a établi pour le bien des hommes. Cette compaffion naturelle eft bien. exprimée dans ces Vers de Virgile.

At verò, ut vultum vidit morientis & ora,
Ora modis Ancbifiades pallentia miris,

Ingemuit, miferans graviter, dextramque tetendit.

C'eft

C'est le meurtrier lui-même qui tend fa main en gémiffant. Cette compaffion peut, je l'avoue, fauver quelquefois la vie au malheureux, en intéreffant pour lui celui même qui vouloit la lui arracher: mais pourrons-nous nous perfuader que la nature ait ordonné que quand le malheureux n'auroit pu obtenir fa grace par fes gémiffemens, la mort fe peindroit fur fon vifage, afin que cette image rendit l'ennemi immobile, & qu'auffi-tôt le malheureux reprendroit l'air de fuppliant, pour frapper une feconde fois une âme plus capable qu'auparavant de s'attendrir? C'eft ce que le P. Mallebranche veut nous faire entendre par une description pleine d'images. Les premiers gémiffemens du fuppliant ne font, felon lui, qu'augmenter la fureur de l'ennemi; & fi le suppliant reftoit toujours dans la même contenance, fa perte feroit inévitable: mais la vue terrible & inopi née des traits de la mort peints par la nature fur le visage d'un miférable, arrête dans le perfécuteur même les mouvemens des efprits & du fang qui les portoient à la vengeance; & dans ce moment de fa. veur & d'audience la nature retraçant fur le vifage de ce miférable qui commence à efperer, l'air pitoyable du fuppliant, les efprits animaux du perfécuteur reçoivent la détermination dont ils n'étoient pas capa-bles auparavant, & le font incliner aux raifons de charité & de miféricorde. Quand ce moment d'audience ne feroit qu'une fiction du Philosophe, il fuffit pour mon fujet qu'il l'ait décrit avec tant d'imagination.

Si les Philofophes qui nous exhortent à nous méfier toujours d'elle, ont befoin comme les autres de fon ftile, combien doit-il être néceffaire à ceux qui cherchent à plaire par elle, c'est-à-dire, aux Orateurs & aux Poëtes? Les Prédicateurs qui ne fongent qu'à convaincre, ne l'employent pas comme ceux qui cherchent à émouvoir. Le

ftile du P. Bourdaloue n'eft pas celui du P. Maffillon. L'un parle pour répandre la lumiere dans les efprits, il éclaire, il inftruit; l'autre ne veut jamais qu'attaquer le cœur. Que d'images, que de figures il met en ufage! Quelle fécondité & quelle fagefle d'imagination! Il y a toujours ce. pendant entre les Orateurs les plus vifs & les Poëtes, une grande différence. Les Orateurs ayant à perfuader, ne doivent pas paroître emportés par la feule imagination, ce qui leur fe roit perdre la confiance qu'ils veulent s'attirer. C'est pour cela que lorfqu'ils employent des figures hardies, ils en demandent la permiffion par ces phrases ordinaires, Pour ainfi dire; il me femble's s'il m'eft permis de parler ainfi. Mais les Poëtes qui ne veulent qu'étonner & enchanter, ne demandent point de pareilles permiffions: les figures les plus hardies font comme familieres à leur ftile, qui eft le langage des paffions, comme je l'ai fait voir dans le précédent Chapitre.

Je ne prétens pas nommer toutes les figures; leur nombre eft infini: je ne prétens pas non plus inftruire de la maniere dont on les doit employer; c'est la nature qui l'apprend. Je ne veux que donner quelques exemples de celles qui diftinguent particulièrement la Poëfie de la Profe, comme la Périphrafe, la Métaphore, & la Comparaison.

S.I. De la Péripbrafe.

J'EN parle, non feulement parce qu'elle embel lit beaucoup la Poëfie, mais parce qu'elle eft néceffaire à toute Poëfle, & furtout à la nôtre, qui par un caprice bizarre ne veut point admettre un très-grand nombre de mots. Il femble qu'elle dédaigne d'appeller les chofes par leurs noms. Combien d'animaux ne pouvons-nous nommer dans les Vers nobles, dont les noms ornoient la Poëfie

Grec

Grecque & Latine? La geniffe a un privilége que la vache n'a pas: un courfier annoblit un vers que le cheval deshonoreroit. Quoique le mot de charrue ne foit ni bas ni rude, un Poëte qui diroit aux laboureurs,

Que j'entende gémir vos bœufs fous la charrue,

ne nous rendroit pas l'harmonie de ce Vers de Virgile:

Depreffo incipiat jam tum mibi taurus aratro
Ingemere.

Pourrions-nous décrire toutes les parties d'un char, comme l'ont fait Homere & Virgile, en nommant en détail, le timon, les jantes, les moyeux des roues? &c. Nous nommons les armes des Anciens, les fléches, les dards, le bé. lier. Notre artillerie n'eft pas fi heureuse en Vers: nous ne nommons dans le ftile pompeux, ni le fufil, ni la poudre à canon. Boileau fe fert de ces périphrases.

Le plomb vole à l'inftant...

Du falpêtre en fureur l'air s'échauffe & s'allume. Affronter la tempête

De cent foudres d'airain tournés contre fa tête.

Cette figure eft très-néceffaire aux Poëtes, qui pour se faire une langue particuliere, affectent de ne point parler d'une maniere commune. Nonloin de ces lieux leur paroît plus noble que près. de ces lieux. Ils comptent par les faifons plutôt que par les années; par trente hivers plutôt que par trente ans. Au-lieu du nombre qu'ils veulent défigner, ils nomment le fuivant ou le précédent.

Plus..

Plus de douze attroupés craindre le nombre impair.

Boileau qui fe fert de cette périphrase pour dire treize, au lieu de nommer fa Satire douzième, veut que cette Satire

·

Se vienne en nombre pair joindre à fes onze fœurs.

C'eft ainfi que Virgile défigne la douziéme année,

Alter ab undecimo jam tùm mibi cœperat annus;

& que dans Ovide le dixiéme nombre eft celui qui fuit le neuvième, & précéde le onzième.

Pofterior nono eft, undecimoque prior.

Cette figure n'eft pas toujours employée par mépris pour les mots propres, elle eft très-utile pour éviter la répétition des mêmes mots; & par elle les Poëtes qui préfentent fouvent les mêmes objets, peuvent les préfenter fous des images nouvelles. Rouffeau, au-lieu de nommer Horace, le Zépbir, l'Aquilon, Epictete, Alexandre, fe fert de ces périphrafes, l'amant de Glycere, le volage n. mant de Clytie, le fougueux Epoux d'Orythie, l'ES clave d'Epaphrodite, le fier meurtrier de Clitus. Dans la Tragédie de Britannicus, où Néron eft nommé Céfar, Empereur, Domitius, Agrippine lui trouve un autre nom, quand elle veut le rendre méprifable:

D'un côté l'on verrà le fils d'un Empereur
Redemandant la foi jurée à fa famille,
Et de Germanicus on entendra la fille:
De l'autre, l'on verra le fils d'Enobarbus.

Dans

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