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de l'homme ordinaire, le véritable Orateur du difcoureur commun, & le Poëte que la nature a formé, de celui qui ne l'eft que par art.

Quoique M. Huet qui avoit une tendreffe toute particuliere pour Chapelain, ait foutenu que la Pucelle étoit un Poëme admirable pour l'ordonnance, & où toutes les régles de l'Epopée étoient exactement obfervées; quoiqu'il ait témoigné da regret de ce qu'on ne donnoit pas au public la feconde partie de ce Poëme, que Chapelain a ache. vée, & qu'on conferve manufcrite; le public, loin de la demander, a ceffé de lire la premiere, fans examiner fi l'ordonnance étoit réguliere ou non. M. Huet a plaidé feul la caufe d'un Poëte abandonné; & tout Poëte le fera toujours, quelque fujet qu'il traite, lorsqu'il ne fçaura pas s'attacher des Lecteurs par les graces de l'expreffion.

Le ftile poëtique dont je vais parler eft dif férent du ftile ordinaire par deux caractéres principaux.

1. Par un ufage plus fréquent, & plus hardi des figures.

2. Par un arrangement de mots, qui n'étant point toujours affujetti aux liaisons ordinaires de la Profe, forme une langue particuliere aux Poë tes. Je parlerai d'abord des figures, & je parlerai enfuite de la langue poëtique.

ARTICLE I.

Du Langage figuré.

Quintilien prétendoit qu'il étoit impoffible de

terminer la difpute qui regnoit de fon tems entre les

Philofophes & les Grammairiens au fujet des fi gures, en décidant combien on en devoit compter de claffes, & combien d'espéces chaque claffe devoit renfermer. Scaliger, dans fa Poëtique, fe vante d'avoir fçu le premier ranger les figures dans leur claffe, ce que jufqu'à lui, dit-il, on n'avoit pu faire, faute de l'efprit philofophique. La grande découverte de Scaliger confifte à fai re cette réflexion fur les figures: "Ou elles difent le plus comme l'hyperbole, ou le moins " comme la litote, ou le contraire comme l'antipbrafe, ou une feule chofe en plufieurs façons comme la périphrafe, &c. Suivant cette divifion qui ne paroît pas demander un fi grand effort. de Philofophie, il range en différentes claffes toutes les figures.

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Quand fon travail termineroit la difpute dont a parlé Quintilien, l'utilité n'en feroit pas grande. Que nous importe de nommer toutes les efpéces de figures, & de leur régler des claffes? Cherchons feulement leur origine & leur utilité.

(a) Ariftote croit trouver leur origine dans cette inclination qui nous porte à admirer tout ce qui eft étranger. Les mots figurés n'ayant plus leur fignification naturelle, nous plaifent, à ce qu'il croit, par leur déguisement, & nous les admirons à caufe de leur apparence étrangere.

Prefque tous les Rhéteurs définiffent les tropes & les figures, des façons de parler éloignées des façons fimples & communes. M. Rollin répéte a. près Quintilien qu'elles doivent leur origine à l'in digence des mots propres, & qu'elles ont contribué à l'ornement du difcours, de même que les habits qu'on n'a cherchés d'abord, que par la néceffité de fe couvrir, ont enfuite fervi de parure; & il ajoute que l'ingénieufe adreffe qui fait cher

(a) Rhet. 1, 3.

chercher au loin des expreffions étrangeres à la place des naturelles qui font fous la main, eft la caufe du plaifir que nous fait le ftile figuré (a).

Mais pourquoi nous fervons-nous prefque malgré nous de termes figurés en tant d'occafions où les termes naturels ne nous manquent pas? Ces expreffions, une maison trifte, une campagne riante, le froid d'un difcours, le feu des yeux, &c. font à tout moment dans la bouche de ceux qui cherchent le moins les métaphores, & y font plutôt que les expreffions naturelles.

Ce n'eft pas non plus la hardieffe d'aller chercher au loin des expreffions étrangeres, que nous admirons, puifqu'elles ceffent de plaire fitôt qu'elles paroiffent cherchées au loin. Nous donnons le nom de nuée à cet amas de traits que deux ar. mées lançoient autrefois l'une contre l'autre ; & cet amas qui obfcurciffoit l'air, préfente naturellement l'image d'une nuée, mais l'appeller avec Brebeuf,

Un nuage homicide, & des meurtres volans,

c'est une hardieffe qui, quoiqu'ingénieufe, déplaît, de même que celle du Marini lorsqu'il appelle le Roffignol,

Son volant, voix en plume, & plume harmonieuse :

ou quand il nomme la Rose

L'œil du Printems, la fleur des fleurs les plus cheries, Prunelle de l'amour, & pourpre des prairies.

Nous condamnons les images que l'efprit và cher

(a) Dela maniere d'étudier les Belles-Lettres,

chercher bien loin, & que la nature ne préfente pás.

Le fentiment d'Ariftote fur les figures a plus de vraisemblance, puifque certains mots doivent quelquefois toute leur grace à l'air étranger fous lequel on les déguife; & même cet air étranger en fait recevoir qui n'oferoient fe préfenter fous leur air véritable. Ce mot, entrailles, que dans fa fignification propre ne veut point recevoir le ftile noble, où, quoiqu'on dife percer le cœur, percer le fein, on ne dit point percer les entrailles: ce mot employé par Corneille dans le ftile figuré plaît,

Où Rome par les mains déchiroit fes entrailles:

& il exprime la tendreffe paternelle dans ces Vers que Thésée adreffe à fon fils:

Je t'aimois, & je fens que malgré ton offense Mes entrailles pour toi fe troublent par avance.

Je ne puis croire cependant ni avec Ariftote que les figures foient des expreffions déguifées pour plaire par leur déguisement, ni avec Quin. tilien & M. Rollin, qu'elles foient des expreffions que l'indigence des mots propres a fait emprunter, lorfque je fais réflexion que nous parlons fans le vouloir un langage figuré toutes les fois que nous fommes animés par une violente paffion. C'eft alors que les mots étrangers fe préfentent d'eux-mêmes f naturellement, qu'il feroit même impoffible de les rejetter, & de ne parler qu'en mots fimples. Pour s'en convaincre, il ne faut qu'écouter une difpute entre des femmes de la plus vile condition; on ne les foupçonnera pas d'aller chercher bien loin les expreffions; cependant quelle abondance de figures! elles prodi

guent

guent la métonimie, l'hyperbate, la catacbréfe, l'byperbole, & tous ces autres tours de phrafe, qui ne font, malgré les noms pompeux que leur donnent les Rhéteurs, que des façons de parler très-com

munes.

Le langage figuré n'eft donc que le langage ordinaire de la nature dans les circonstances où nous le devons parler: elle ne nous l'inspire pas toujours, parce que nous n'en avons pas toujours befoin. Dans une converfation tranquille, il ne s'agit que de faire entendre ce que nous penfons, les mots fimples nous fuffifent; mais quand il eft de notre intérêt de perfuader aux autres ce que nous penfons, & de faire fur eux une impreffion pareille à celle dont nous fommes frap-pés, la nature nous dicte le langage qui y eft propre. Elle eft attentive à nous fournir tous les fecours qui nous font néceffaires : & de même que pour la confervation de notre corps, elle nous fait faire dans les dangers de promts mouvemens que la réflexion n'avoit pas le tems de nous apprendre, elle fournit à notre âme un fecours convenable à nos befoins, en nous infpirant un langage propre à perfuader ceux à qui nous parlons, parce qu'il leur plaît: & il leur plaît, parce qu'il les remue, & réveille en eux les paffions dont il préfente la peinture; ils ont en mê me tems le plaifir de juger de la vérité des pein. tures: ainfi l'origine du ftile figuré eft dans la nature, & l'imitation eft la fource du plaifir qu'il nous cause.

Ce langage eft commun à toutes les nations, parce que les paffions font communes à tous les hommes: mais comme elles ne font pas par-tout également fortes; que leur vivacité dépend de l'âge, du tempérament, & du climat, le ftile figuré n'eft pas non plus le même par tout. La nature uniforme dans le fond des chofes, varie

dans

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