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trop loin la févérité: je ne fuis pas indulgent pour eux, mais je crois pouvoir dans cette occafion prendre leur parti contre deux illuftres Ecrivains: c'eft ce que je vais faire dans une courtè difgreffion.

1. Si les Poëtes peuvent aujourd'hui rappeller dans leurs Vers les noms des Divinités Payennes.

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Orfque la lecture des excellens Ouvrages de l'Antiquité fit renaître les Lettres dans l'Europe, ceux qui fe formerent le goût fur ces écrits fe crurent obligés, quand ils écrivoient dans la Langue Latine, de n'employer que les mots autorisés par les Auteurs du fiécle d'Augufte. Plufieurs même s'en firent une loi fi étroite, que pour défigner les myfteres de notre Religion, ils fe fervoient de termes confacrés aux myfteres du Paganifme. Ils conferverent les noms des Dieux dans les occafions où ces noms leur parurent néceffaires, comme ceux de Cérès & de Bacchus, pour défigner le pain & le vin. Un de ces Poëtes exprimoit ainfi le myftere de la confécration.

Deus Etbere ab alto

Exiguum cafta Cereris defcendit in orbem.

Un autres difoit en parlant de Jéfus Chrift table avec fes Apôtres :

Tum Chriftus fociis Baccbum Cereremque miniftrat.

Dans une Tragédie de Buchanan, un Juif parle à faint Jean-Baptifte du Cerbere du Ténare, des Euménides. Tous ces s noms parurent aux Poëtes les termes de leur langue. Mars fut toujours pour eux le Dieu de la Guerre, Vénus la

Déeffe

Déeffe des Amours, & Minerve celle de leur art: comment pourroient-ils s'adreffer à Apollon & aux Mufes s'ils fe foumettoient à l'autorité de M. Boffuet & de M. Rollin, qui ont voulu profcrire ces noms fabuleux?

M. Boffuet fit un crime à Santeuil d'avoir nommé Pomone dans une Piéce de Vers fur les Jardins. Santeuil parut s'avouër criminel par refpect pour un fi grand Evêque, quoiqu'innocent devant les Mufes, difoit-il, etiam abfolventibus Mufis. C'eft avec plus de fincérité que M. Rollin, dans fon Traité de la maniere d'étudier les Belles Lettres, s'avoue coupable, & témoigne fon repentir du même crime, où l'exemple des autres l'entraîna dans fa jeuneffe. Employer ainfi, nous dit-il, les noms des ennemis du Dieu véritable qui lui ont difputé long-tems la Divinité, c'eft irriter le Dieu jaloux, & anéantir dans le langage le fruit de la victoire de Jésus-Chrift.

Le nom de M. Rollin qui doit avoir tant de crédit fur tout le monde, en a un plus particulier fur moi. Elevé par lui, & accoutumé dès l'enfance à refpecter fon autorité, je n'ofe ici le contredire, que parce que fon fcrupule ne me paroî pas fondé, & que je trouve que Boileau prend un fage milieu quand il dit:

Ce n'eft pas que j'approuve en un fujet Chrétien
Un Auteur à la fois Idolâtre & Payen;
Mais dans une riante & profane peinture
De n'ofer de la Fable employer la figure,
D'ôter à Pan fa flute, aux Parques leurs cifeaux..
C'est vouloir à l'efprit plaire fans agrément.

Nous devons donc diftinguer les fajets qui ont rapport à la Religion, de ceux qui n'y ont aucun rapport. Les premiers fans être même des fujets Chrétiens, fitôt qu'ils ont le moindre rapport à la

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Reli

Religion, rejettent tous ces noms; les feconds les admettent auffi innocemment que poëtiquement. La fageffe de Boileau nous fert d'exemple. Dans fon Epître à M. de Lamoignon fur les Plaifirs de la Campagne, il parle du blé, des fruits, & du vin, fous leurs noms poètiques.

Attendre que Cérès ait fait place à Pomone... Quand Bacchus comblera de fes nouveaux bien. faits...

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Mais dans fon Epttre à M. Arnaud il n'employe pas les même termes.

Le blé pour fe donner fans peine ouvrant la terre... La vigne offroit par-tout des grapes toujours pleines.

Le fujet du Lutrin n'intéreffe pas la Religion, mais la fuppofe; l'action fe paffe entre des Chanoines dans une Eglife. Boileau n'y introduit ni Mars, ni Vénus, mais la Discorde, la Molleffe, la Volupté, la Charité. Il perfonifie nos vertus & nos vices: il personifie aufli l'Aurore.

L'Aurore cependant d'un jufte effroi troublée,
Des Chanoines levés voit la troupe affemblée.

Mais ce n'eft plus cette Aurore fabuleuse qui eft ridiculement nommée par le Dante, la Concu bina di Titon antico. L'Ariofte plus hardi que le Dante ofe nous dire que Aurore en fortant des bras de fon vieux époux, dont après tant d'années. alle n'eft point laffe, apperçut le difciple bien aimé de Jésus-Chrift.

Lafciando gia l' Aurora il vecchio fposo
Cb'ancor per lunga eta Mai non l'increbbe,

Se vide in contra ne l'ufcir del' letto
Il difcipolo di Dio tanto diletto.

Je regarde les noms des Divinités Païennes comme un langage Poëtique qui ne peut faire fur nous aucune impreffion dangereufe: mais quand ces noms offrent des images contraires les unes aux autres, le Poëte fe fait tort lui-même dans l'u fage qu'il en fait. Si l'Auteur d'Esther, qui dans le Prologue fait dire à la Piété,

Et l'Enfer couvrant tout de fes vapeurs funébres, Sur les yeux les plus faints a jetté fes ténébres,

eût fait fortir ces vapeurs du Stix ou de l'Acheron, il eût fait la même faute que Santeuil, lorf qu'il dit en louant M. Boffuet sur ses travaux contre les Hérétiques:

Tartarea peftes rupto ex Acheronte profecta
Terribilem fenfere.

L'héréfie ne fort point de l'Acheron, mais Santeuil étoit attaché à tous ces noms heureux dans les Vers. Il avoue que malgré la défense de M. Boffuet, il ne pourra jamais s'empêcher d'appeller le feu Vulcain, le froment Cérès, & la pluye Jupiter.

Ignem, Mulciberum, Cererem frumenta vocabo,

Et pluviam in terras, dum cadit unda, Jovem Si decora bac tollas, fine vi, fine pondere carmen Lectori feffo tadia mille feret.

Quand les Poëtes ne feront point d'autre crime, on fera indulgent pour eux: tous ces noms, dans les fujets qui n'ont aucun rapport avec la Religion, peuvent être regardés comme un innocent B 6

badi

badinage. Que le P. Rapin, en chantant les Jardins, explique par de gracieufes Fictions, quelle eft la caufe de la pâleur de la violette, & de la rougeur de l'hyacinthe; ou que M. Huet, par des Fables ingénieufes, explique quelques merveilles de la Nature, les Divinités que leur Mufe introduit dans de pareils fujets, ne me paroiffent deshonorer ni les caracteres des Auteurs, ni leurs Ouvrages.

CONCLUSION.

Tout ce que je viens de dire pour la défenfe de la Poëfie, rend encore plus condamnables les Poëtes qui ont avili leurs talens, & fur-tout les Poëtes Chrétiens, qui n'ont fongé à plaire que par des peintures dangereufes, ou par des fables frivoles. Mais le crime des Poëtes n'eft pas celui de la Poëfie. J'ai fait voir que dans fon origine elle avoit été uniquement attachée à la Religion, que l'inftruction des Hommes avoit été fon grand objet, & par l'exemple de quelques Poëtes fameux qui ont dignement rempli leur miniftere, j'ai montré que la Poëfie pouvoit plaire fans corrompre les cœurs, & fans le fecours du menfonge.

C'est donc injuftement que Platon s'eft déclaré contre elle, & fa févérité eft d'autant plus étonnante, que lui-même eft appellé l'Homere des Philofophes, à caufe de la Poëfie répandue dans fon ftyle. Il avoit dans fa jeuneffe compofé un grand nombre de Vers, quelques Tragédies, & même il avoit tenté le Poëme Epique; mais il facrifia, dit on, tous ces Ouvrages à la Philofophie. Quel. ques Anciens cependant ne donnent pas un fi beau motif à ce facrifice: ils racontent que Platon forcé de reconnoître combien Homere lui étoit fupérieur, fut découragé, & que parodiant ce Vers

d'Ho

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