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unes de ces Divinités font fi anciennes, qu'il eft impoffible d'en découvrir l'origine d'une maniere certaine, & nous fommes contraints d'avouer à la honte de notre Raifon, que la naiffance de l'Idolatrie a fuivi de près celle du Monde. On adora d'abord les Aftres; le culte des Héros morts commença bien-tôt après, & l'hiftoire des avantures merveilleufes de ces hommes divinifés, fut un mêlange de menfonges & de vérités obfcurcies; c'eft ce mêlange que le Chancelier Bacon appelle le refte précieux d'un meilleur tems, & le fouffle agréable d'un vent éloigné qui entra tout à coup dans les flutes (1) Grecques. Ce vent éloigné venoit de l'Egypte qui répandit les Fables dans la Gréce, où elle trouverent un climat fi favorable, que quoiqu'elles y fuffent tranfplantées, elles y prirent bientôt une nouvelle naiffance. Hérodote avoue que les Grecs reçurent des Egyptiens la connoiffance des douze grands Dieux.

La Fable, pareille à la Renommée, qui paffant de bouche en bouche s'accroît par fes menfongs, fua per mendacia crefcit, n'eut pas de peine à s'accroître chez un Peuple né menteur. La fureur de faire des Dieux s'empara des hommes. Jupiter recevoit tous les jours à fa table quelque nouveau venu: la mer, les rivieres, les fontaines, les forêts eurent leurs Divinités: chaque arbre eut la fienne: les Mufes allerent s'affeoir fur le Parnaffe, & Apollon fe mit à leur tête. Les Poëtes ne firent que fortifier le crédit de Fables plus anciennes qu'eux, en les embelliffant de nouveaux ornemens. (2) Ils n'ont pas inventé les chofes, dit Lactance; mais aux chofes déjà faites ils

(1) Relliquia facra, & aura tenues meliorum temporum

qua in Gracorum fiftulas inciderunt.

(2) Non enim res ipfas finxerunt Poëta, fed rebus geftis

addiderunt quemdam colorem, La&.

ils ont ajouté une certaine couleur. Des opinions répandues leur ont donné matiere à les enrichir de fictions: ils n'ont pas inventé, par exemple, un Tartare, & des Champs Elifées; cette opinion venoit de l'Egypte: la trouvant établie, ils ont fait une defcription des Enfers; ils ont mis un Cerbere à la porte; ils y ont établi un Roi des Ombres, des Juges, des Furies, & différens fupplices: c'eft ce que dit Ovide dans la douziéme Elégie du troifiéme Livre, & ce que j'ai dit après lui dans le II. Chant du Poëme de la Religion, pour montrer le mêlange que les Poëtes ont fait du menfonge & de la vérité.

Pluton fut leur ouvrage, & leurs mains, je l'a

voue,

Etendirent jadis Ixion für fa roue, &c.

Héfiode qui trouva un grand nombre de Dieux honorés dans fon pays, raffembla les prétendus titres de leurs Divinités, & tâcha de débrouiller leurs obfcures généalogies. Homere embellit fon Poëme du récit de leurs avantures, & fe fervit de ces Dieux qu'il méprifoit peut-être fecrétement, & qu'il vouloit rendre méprifables comme des perfonnages allégoriques.

On fçait combien les Orientaux ont toujours aimé les Allégories, les Paraboles, & les Enigmes. Cet amour paffa comme les fauffes Divinités de l'Egypte dans la Gréce. Les Philofophes même faifoient un grand ufage de Fables allégoriques. Platon nous en a laiffé quelquesanes. Les Poëtes, qu'on nommoit les Sages par excellence, & qui n'écrivoient pas pour le profa ne vulgaire, renfermoient des vérités fous des voiles. Voilà ce qui a fait dire que la Poëfie ne devoit pas être fans Fables. Les efprits éclairés pénétroient le fens mystérieux de ces Allégories, que les efprits groffiers prenoient à la lettre.

Ceux

Ceux qui ont voulu fi long-tems après, comme Porphire & Madame Dacier, percer ces antiques obfcurités, ont fouvent perdu leur peine; mais quoique nous ne puiffions pas toujours lever ces voiles, nous devons affez eftimer Homere pour être convaincus qu'un auffi grand génie ne s'amufoit pas à entaffer contes fur contes. Quelquesun'es de ces Allégories, dont la vérité morale eft claire, comme celle de Circé & celle des Sirénes, nous prouvent que toutes fes fictions font allégo riques; & lorsqu'Homere fe fervoit des Dieux de cette maniere allégorique, il faifoit entendre aux perfonnes éclairées, ce qu'il penfoit de ces Dieux.

Les Poëtes avoient, comme les Philofophes, un peuple fuperftitieux à ménager: ils n'euffent pas ofé contredire des opinions anciennes. Mais Virgile fait affez entendre ce qu'on doit penfer de fa defcription des Enfers, lorfqu'il fait fortir Enée de ces Enfers par la porte d'yvoire, c'est-àdire, par celle des fonges faux, & lorfque dans le veftibule des Enfers il dépeint un orme antique, vafte retraite des fonges.

In medio ramos, annofaque brachia pandit

Ulmus, opaca, ingens, quam fedem fomnia vulgo Vana tenere ferunt, foliifque fub omnibus bærent.

Cet orme antique & épais eft l'image de la Religion Païenne, & de la Poëfie d'Homere & de Virgile. Les Songes, & les Allégories y habitent par-tout, & font cachées dans tous leurs Vers, comme dans les feuilles de cet orme, foliifque fub omnibus bærent.

Il eft donc certain que les Poëtes en racontant les avantures des Dieux, ou les racontoient comme véritables, fi quelques-uns d'eux ont été affez fimples pour penfer comme le peuple, ou s'en

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fer

fervoient comme de voiles mystérieux, & jamais dans le deffein de remplir leurs Poëmes de menfonges. Ceux qui fans l'ornement de la Fiction mirent en Vers des fujets de Morale & de Physique, furent regardés comme Poëtes auffi-bien que les autres. Alcée qui n'employoit jamais de perfonnage feint, a mérité que fa Lyre fût appellée une Lyre d'or. Lucréce, quoiqu'il ne parle que de la Phyfique, fe vante de parcourir les fentiers du Parnaffe, avia Pieridum peragro loca. Virgile ne demande aux Mufes que la connoiffance (1) des fecrets de la Nature, des éclipfes, des tremblemens de terre, &c. & dans le feftin de Didon, tandis qu'il met l'amour fur les genoux de cette Reine, il fait chanter à fon Muficien, non des airs tendres, ni des Fables, (2) mais les merveilles de l'Univers.

Virgile étoit donc perfuadé qu'un récit d'avantures fabuleufes n'étoit pas néceffaire à la Poëfie, & il eft grand Poëte dans fes Géorgiques, malgré le fentiment de Castelvetro, qui dans fon Commentaire fur la Poëtique d'Ariftote, prétend que la Phyfique ne peut être l'objet de la Poëfie, qui a été inventée, ce font fes termes, non pour inftruire, mais pour amufer les efprits groffiers de la multitude ignorante. Un homme fait peu d'honneur à l'art même dont il donne les préceptes, quand il en parle de cette façon: il devoit penfer que cet Ariftote dont il veut expliquer la Poëtique, fonde fes préceptes fur la néceffité d'inftruire les hommes, & non fur celle de les amufer par des Fables. Mais je traiterai particuliérement cette matiere, lorfque dans la fui

(1) Me verò primum dulces ante omnia Musa.... Accipiant, colique vias & fidera monftrent, Defectus folis varios, lunaque labores.

Unde tremor terris, &c. Georg.

(2) Hic canit errantem lunam, folifque labores Unde hominum genus, &c. Æn. I.

te

te j'examinerai la nature de la Poësie Didactique. Les premiers Poëtes Chrétiens font bien plus condamnables que leurs prédéceffeurs, puifque quand ils adopterent les extravagances de la Mythologie moderne, ils ne purent les débiter com. me des vérités, elles font trop contraires à la vraisemblance, ni comme des allégories, elles font trop abfurdes; mais ils font prefque excufables, lorfqu'ils ont affocié ces folies avec les vérités faintes; ils ne péchoient pas par mépris pour la Religion; telle étoit la fimplicité de leur tems; ils imitoient ces Chevaliers de nos anciens Romans qui étoient tout à la fois très galans & trèsdévots, & qui accordoient toutes leurs paffions avec la Religion. Parce que Pétrarque vit Laure pour la premiere fois le jour du Vendredi faint, ce Poëte, d'ailleurs fi fage, croit pouvoir pieufement relever cette circonftance." "Il alloit, dit-il, Jans armes & fans défenfe, imitant la confternation de la nature. Le jour que l'amour l'a attaqué, l'amour n'a pas eu de peine à triompher de lui. Après la mort de Laure, quoique devenu plus grave, il fait encore la même faute dans fes Triomphes: lorfqu'il voit l'Amour traînant à son char tous fes captifs, avec Heléne, Hermione, Junon, Jupi ter, & tant d'autres, il voit auffi David, Salomon, Abraham, & ce bon Patriarche, qui, quoique trompe, dit-il, ne regretta pas les quatorze ans qu'il avoit fervi pour obtenir Rachel.

La pieufe fimplicité de ces tems a fait tomber dans des fautes pareilles plufieurs Peintres, & quelques uns même des plus fameux. Les Peintres & les Poëtes devenus plus fages ont renoncé à cette alliance monstrueufe du facré & du profane; mais ils toujours confervé la liberté d'introduire les Divinités fabuleufes dans les fujets qui les peuvent recevoir; & je crois que les perfonnes qui leur en font un crime, pouffent

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trop

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