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point qu'on me faffe des reproches, lorfque je n'en parle que quand mon fujet m'en préfente naturellement les occafions, puifqu'on pourroit me pardonner de les chercher & fi même j'entreprenois, par un Ouvrage particulier, de le défendre contre tant de critiques dont nos Ecrivains modernes l'honorent tous les jours, on pourroit feulement me dire, lorfque je le défendrois avec plus de zéle que de raison, fallit te incautum pietas tua; mais en même tems on excuferoit mon zéle. Je ne me livrerai cependant à ce zéle fi permis, que quand les matieres que je vais traiter m'y engageront: & de quelque maniere que fes Ouvrages foient attaqués, je n'entreprendrai jamais un écrit qui ait pour unique objet la défenfe d'un Poëte, qui indifférent pendant fa vie aux divers jugemens qu'on portoit de fes Piéces, recommandoit à fon fils la même indifférence. Quand vous trouverez dans le monde, lui difoit-il, des personnes qui ne vous parottront pas eftimer mes Tragédies, & qui même les attaqueront par des critiques injuftes, pour toute réponse, contentezvous de les affurer que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour plaire au Public, & que j'aurois voulu pouvoir mieux faire. C'étoit à mon frere aîné que cet avis s'adreffoit: lorsqu'un pere fi modefte nous fut enlevé par la mort, j'étois encore dans cet âge, où, quoiqu'on foit prodigue de fes larmes, on n'a pas affez de raifon pour en donner aux véritables malheurs.

RE.

REFLEXIONS

SUR LA

POESIE.

CHAPITRE I.

Défense de la Poëfie.

ENTREPRENS d'abord de réconcilier la Poësie avec ces perfonnes refpectables, mais trop féveres, qui la condamnent comme dangereufe pour les mœurs, ou qui du moins la méprifent comme toujours frivole. Je n'entreprens pas de juftifier les Poëtes, je me chargerois d'une mauvaise cause. Je ne veux que juf tifier la Poëfie. Si elle eft devenue femblable à cette terre dont parle Homere, terre qui étoit féconde en plantes falutaires & en poisons; & fi les poifons y font devenus plus communs que les bonnes plantes, c'eft la faute de ceux qui ont fe mé dans fon fein, ce qu'elle n'étoit pas destinée à produire. Les Poëtes qui y ont transporté des A 2

plan.

plantes pernicieufes & étrangeres, font d'autant plus coupables, qu'ils fe font vantés (1) d'être ies favoris du Ciel; (2) d'être infpirés par un Dieu qui babitoit toujours en eux; (3) d'être enfin des bommes facrés, dont les Dieux avoient un foin particulier. Horace nous attefte le foin que les Dieux prenoient de lui. Lorsqu'il doit être écrasé par la chute d'un arbre, (a) l'arbre prêt à tomber eft foutenu par le Dieu Faune, le protecteur des Poë. tes. (b) Quand à la fanglante journée de Philippes, il prend la fuite en abandonnant fon bouclier, (c) Mercure, autre Dieu protecteur des Poëtes, l'enléve dans un nuage. Dans fon enfance il s'endormit au milieu des ferpens & des ours fans aucun danger, parce que des pigeons vinrent le couvrir de myrthes & de lauriers. (d) Enfin, lorfqu'il fe promenoit feul dans une forêt, un loup plus terrible que tous les monftres de l'Afrique, s'enfuit dès qu'il le vit..

Malgré tous ces protecteurs que les Poëtes ont dans le Ciel, ils fe font attiré fur la Terre beaucoup d'ennemis. Le plus refpectable de leurs anciens adverfaires eft Platon. Il les bannit de fa République fans faire grace à Homere dont il étoit l'admirateur & l'imitateur. Homere, à la vérité, fera congédié avec de grands honneurs: on le conduira aux portes de la ville, couvert de parfums, & couronné de fleurs; mais enfin il fera renvoyé comme les autres. Ce réglement de Platon eft ap prouvé par Ciceron, à qui les Poëtes paroiffent d'autant plus dangereux, que leurs Vers qui reflent, dit

(1) Sunt & commercia coli. Ovide.

(2) Eft Deus in nobis: agitante calefcimus illo. Id.
(3) At facri vates, & Divûm cura vocamur. Id.
(a) Ode 17. 1. 2.

(b) Ode 7. 1. 2.

(c) Ode 4.1. 3.

Ode 22. 1. I.

dit-il, dans la memoire, amolliffent (1) les ames, & font perdre à la vertu tous les nerfs.

Puifque les anciens Poëtes, beaucoup moins voluptueux que leurs fucceffeurs, ont été regardés par des Payens féveres comme des corrupteurs, nous ne devons pas être furpris de les voir condamnés par de fages Chrétiens. M. Boffuet qui les accufe de ne fonger qu'à plaire, fait le procès à un des plus fages, en difant que Virgile, (a) tantôt décrit en Vers magnifiques le fyftême de Platon fur l'Intelligence qui anime le Monde, & tantôt débite en beaux Vers le fyftême d'Epicure fur le concours fortuit des Atômes. Il lui eft indifférent, ajoute M. Boffuet, d'être Platonicien ou Epicurien: il a contenté l'oreille, il a étalé le beau tour de fon efprit, le beau fon de fes Vers, & la vi vacité de fon expreffion: en voilà affez pour la Poëfie. Le même M. Boffuet fait un crime à Boileau de la Satire fur les Femmes, & lui reproche même celle fur l'Homme, l'accufant d'y dégrader l'Homme. Un Anglois a fait imprimer à Londres, depuis quelques années, un Ouvrage dont l'objet eft de prouver que les Poëtes font les ennemis de la Raifon & des Mours. Le frere de Me. Dacier fit imprimer en 1697 un Traité contre la Poëlie, qu'il intitula, De futilitate Poëtices.

Je crois devoir foutenir la caufe d'un art qui fait tant d'honneur à l'efprit-humain; & pour suivre un ordre dans tout le bien & le mal qu'on en peut dire, je vais d'abord rapporter les raifons fur lefquelles fes ennemis fe fondent, pour prouver qu'elle eft dangereufe, ou du moins frivole. Je répondrai à ces deux accufations, en avoüant qu'on peut les faire juftement contre plufieurs Poë

(1) Molliunt animos, & nervos omnes virtutis elidunt. (a) Traité de la Concupifcence.

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Poëtes; mais qu'elles ne doivent jamais tomber fur la Poëfie.

§. I. Premiere accufation contre la Poëfie. Elle corrompt les cœurs par des peintures dangereufes.

LES Poëtes, dit-on, avoüent eux-mêmes qu'ils ne peuvent plaire qu'en corrompant les cœurs : ce n'eft, a dit l'un d'eux, qu'à ces peintures dangereufes que les Vers doivent leur fortune.

Caftum decet effe, pium, Poëtam
Ipfum; verficulos nibil neceffe eft,

Qui tum denique babent falem & leporem
Si fint molliculi, & parum pudici. Catulle.

Ovide, dans l'Epître qu'il adreffe à Augufte pour fe juftifier, fait valoir cette même raison. On ne peut, dit-il, fe difpenfer de parler d'amour: Virgile même, l'heureux auteur de votre Enéïde, chante les amours d'Enée & de Didon; & ce mor ceau de fon Ouvrage est celui qu'on lit avec le plus d'ardeur.

Ille tua felix Eneidos autor

Contulit in Tyrios arma virumque, toros: Nec legitur pars ulla magis de corpore toto

Quam non legitimo fœdere junctus amor. Trist. 1. 2. :

Les Poëtes fe font vantés d'avoir donné aux hommes les premieres leçons de la fociété & de la vertu: quelles vertus pouvoient annoncer leurs Divinités qui étoient les modéles de tous les crimes? La Junon d'Homere n'eft pas fort refpectable, quand elle prend la ceinture de Venus; & Homere ménage bien peu Mars & Venus dans le

récit

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