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pour le langage, fa Mufe chrétienne & profane n'infpire pas pour les grands fujets qu'elle traite, le refpect qu'ils doivent imprimer. Je compare. rai fa plume au pinceau de Michel-Ange dans fon Tableau du Jugement dernier. Ce n'est pas ainfi que Raphaël traite les grands fujets.

L'amour fidelle & chafte de Pétrarque femble mériter qu'on lui pardonne d'en parler toujours; mais il mérite bien mieux fon pardon, par la fincérité de fon repentir: ce Poëte, honnête. homme, mais que fa tendreffe rendit malheureux, devint indifférent à tout, après la mort de Lau re. Les honneurs que lui offroient le Pape & l'Empereur ne le toucherent point; il vécut dans la retraite, & exprima fes véritables fentimens dans ce beau Sonnet qu'on a placé à la tête des autres, dans lequel il avoue que le fruit de fes jeunes erreurs eft la honte, le repentir, & l'entiere conviction que tout ce que le monde a de charmant n'eft qu'un fonge.

Del mio vaneggiar vergogna è 'l frutto
E'l pentirfi, è'l cognofcer chiaramente
Che quanto piace al monde, è breve fogno.

Pétrarque ne difoit, même en Vers, que ce qu'il penfoit.

Nos Poëtes François fe font conformés au goût d'une Nation chez laquelle la galanterie a toujours regné; ils ont chanté l'Amour. Si nous euffions eu de bons Poëtes dans le tems de nos Tournois, que de Vers de galanterie nous feroient reftés! quoiqu'ils chantent l'Amour depuis long tems, cui non dictus Hilas! le fujet eft inépuifable pour eux. Le fage Boileau lui-même a eu la foibleffe de les autorifer par ces Vers, dont il m'a avoué que fon ami M. Arnaud lui avoit toujours fait un févere reproche.

Je

Je ne fuis point pourtant de ces triftes efprits
Qui banniffent l'Amour de tous chaftes écrits,
D'un fi riche ornement veulent priver la fcéne;
Traitent d'empoifonneurs, & Rodrigue, & Chi-
méne, &c.

La contagion générale n'a pas empêché le fuccès d'Efther & d'Athalie: fi à ces Tragédies, ainfi qu'aux Poëfies de Boileau, on ajoute les Poëmes d'Homere & de Virgile, les Tragédies de Sophocle & d'Euripide, les Odes de Pindare, & une grande partie des Poëfies d'Horace, de même qu'une grande partie des Poëfies de Rouffeau, & les Fables de La Fontaine; ces Ouvrages dont la réputation eft fi conftamment établie, prouvent que la Poëfie peut plaire fans corrompre les

cœurs.

Je puis même avancer qu'elle n'est jamais plus heureufe que quand elle joint l'utile à l'agréable. Sans parler du fuccès qu'ont eu parmi nous Polieute & Atbalie, ni de l'eftime que les Anglois font de leur Milton, il eft certain que les Odes que Rouffeau a tirées des Pfeaumes, font les Ou. vrages qui lui ont fait le plus d'honneur; & que s'il étoit poffible, en parlant des Poëtes utiles aux mœurs, de nommer Moliere, on pourroit dire que fes deux plus fages Comédies, les Femmes fçavantes, & le Mifanthrope, font fes plus parfaites. Ceux qui condamnent la Poëfie en général, comme pernicieuse, font donc auffi injuftes, que s'ils condamnoient la Peinture, à caufe de l'abus que tant de peintres en ont fait.

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Cette comparaifon fournit quelquefois des ar mes aux ennemis de la Poëfie. "Les tableaux de dévotion, difent-ils, plaifent à tous ceux ,, qui aiment la peinture, & qui s'y connoiffent; mais les Vers de dévotion ennuyent jufqu'aux amateurs de la Poëfie. Pour admirer le tableau

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de

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de la Transfiguration, peint par Raphaël, il ,, n'eft pas néceffaire d'être Chrétien, il fuffit d'ê. tre homme; il n'en eft pas de même d'une Poëfie Chrétienne. Toute Poësie qui n'excite ,, pas nos paflions, nous paroît froide. "

Ceux qui parlent ainfi ne font pas attention que le plaifir de la Poëfie,comme celui de la Peinture, eft produit en nous par l'imitation, & que tout ce qui eft bien imité nous plaît. La Tragédie d'Athalie attache, & intéreffe ceux fur qui les vé. rités de la Religion ne font aucune impreffion, de même qu'un beau tableau fur un fujet faint attache les yeux d'un homme très-indifférent au fujet. Quand un voluptueux admire la pudeur peinte fur le vifage de la fainte Vierge par Raphaël, ce n'eft pas de la pudeur dont il eft touché, il admire la vérité de l'imitation; & par cette raison il préfere ce tableau à d'autres tableaux dont les fujets font conformes aux inclinations de fon cœur, lorsqu'ils ne font pas peints par d'habiles Maîtres, parce qu'alors l'imitation ne s'y trouve pas.

Il en eft de même de la Poëfie. Le Lecteur le plus voluptueux s'ennuye en lifant la defcription du Jardin de Vénus faite par le Marini; parce qu'au-lieu de la vérité, il n'y trouve que le faux; & ce même homme ne fe laffera point de lire la defcription du Paradis terreftre, faite par Milton, parce que cette defcription lui paroît vraie. Heinfius a fi bien imité dans les Vers fuivans, les deux mouvemens contraires qui agitoient en même tems la fainte Vierge, à la vue de fon divin Enfant, que Balzac a eu raifon de dire que Raphaël, ni Michel-Ange n'avoient ja mais peint une fi belle Nativité, & que la peinture parlante l'emportoit fur la muette.

:

Оси

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Oculofque, nunc buc pavida, nunc illuc jacit,
Interque matrem Virginemque bærent adbuc
Sufpenfa matris gaudia, & trepidus pudor.
Videt micantes igne cælefti genas
Suique fimiles.... ille complexum petens
Et & pudico dulce fubridens finu
Matrem fatetur: illa non nollet quidem
Et effe fentit, cafta fed pietas tenet,
Totiefque matrem fanita virginitas fubit,
Quoties amori vela permifit fuo, &c.

Les exemples de beaux Vers fur des fujets faints font plus rares que les beaux tableaux fur de pareils fujets, parce que les Poëtes n'ont ordinairement fait des Vers Chrétiens, qu'après avoir épuisé leur feu dans des fujets très-différens; au lieu que les grands génies qui reffufciterent la peinture en Italie, confacrerent leurs talens à des fujets de piété pour la décoration des Eglifes, &· pour contenter les Papes dont ils attendoient leur récompenfe. La Poëfie peut traiter les mêmes fujets avec fuccès. Le Paradis perdu en eft un exemple. On peut reprocher de grands défauts à Milton, mais on n'a rien à lui reprocher fur les mœurs: il a tâché de rendre au Poëme Epique cette majesté que le Taffe n'a pas allez refpectée, Si la peinture de la tendreffe fe trouve dans Milton, c'eft celle de la tendreffe conjugale dans l'état d'innocence. Si l'on y trouve auffi la peinture de nos affreufes paffions, de l'orgueil, de la vengeance, de la colere, elles y font dépeintes dans les auteurs mêmes de ces paffions, dans ces malheureux efprits qui les allument en nous; & cette peinture ne peut que nous en infpirer l'horreur.

Tom.

B

AR

ARTICLE II.

Réponse à la feconde accufation. La Poefie peut plaire fans nourrir l'efprit de Fables & de Fictions.

Comme

Omme les hommes ont autant de froideur pour la vérité que d'ardeur pour le menfonge, les Poëtes, qui pour les rendre attentifs à l'inftruction, non contens de les attirer par les charmes de l'Harmonie employent encore les attraits de la Fiction, ne font point condamnables quand ils ont recours à des Fictions innocentes; mais ils font encore plus eftimables quand ils fçavent plaire fans ce fecours, & la Poëfie n'en a pas befoin, puifque dans fon premier âge elle ne l'employa pas. Elle ne parla au peuple de Dieu que de la Divinité: elle en voulut auffi parler aux autres peuples; & ce fut cette union qu'elle eut avec Feur Religion, qui la rendit amie des Fables, qui compofoient le corps de leur Religion. Ces Fables refpectables au peuple par leur antiquité, pouvoient paroître également refpectables aux Poëtes, qui chez des peuples infectés du menfonge, refpiroient le même air, & fe croyoient obligés de compofer des Hymnes à l'honneur de ces Dieux, dont ils trouvoient le culte établi: ils pouvoient auffi méprifer intérieurement ces Fables & ces Dieux; mais ils devoient dans leurs écrits refpecter la Religion établie: & comment les Poëtes n'auroient-ils pas fuivi le torrent, puifqu'il entraîna tant de graves Philofophes?

Les Divinités fabuleufès ne font donc pas forties du cerveau des Poëtes, comme on dit que Minerve fortit du cerveau de Jupiter. Quelques

unes

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