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Pompée pour prouver à fon ancienne épouse, que la nouvelle qu'il vient de prendre, refte toujours attachée à fon premier époux, s'exprime ainfi:

Elle porte en fes flancs un fruit de cet amour, Que bientôt chez moi-même elle va mettre au jour.

Elle paroît ma femme, & n'en a que le nom.

A ces paroles, qui étonnent un fpectateur peu inftruit des mœurs Romaines, Ariftie fait cette réponse non moins étonnante pour lui :

Rendez-le moi, Seigneur, ce grand nom que je porte,

Et que fur mon tombeau ce grand titre gravé,
Prouve à tout l'avenir que je l'ai confervé.
J'en fais toute ma gloire & toutes mes délices;
Un moment de fa perte a pour moi des fupplices:
Vengez-moi de Sylla qui me l'ôte aujourd'hui,
Ou fouffrez qu'on me venge & de vous & de lui.
Qu'un autre hymen me rende un titre qui l'égale;
Qu'il me relève autant que Sylla me ravale,

Non que je puiffe aimer aucun autre que vous;
Mais pour venger ma gloire il me faut un époux.

Pour fentir la beauté de cette réponse, il faudroit prefque être un ancien Romain. Le tableau eft reffemblant, mais il l'eft trop. Il est des occafions où une ressemblance trop exacte ne convient pas, comme je le ferai voir encore, parlant des caracteres.

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Pourquoi les Poëtes feroient-ils obligés de nous repréfenter exactement les mœurs antiques, puifque même ils ne peuvent nous représenter celles de nos ayeux telles qu'elles ont été. Trois ou quatre fiécles de différence nous les feroient

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paroltre trop groffieres. Nous oferoit on repréfenter dans un Poëme François Premier appellant en duel Charles-Quint, en ces termes du cartel qu'il lui envoya Si vous nous accufez de chofes qu'un Gentilhomme ne doit faire, nous difons que vous avez menti par la gorge, & qu'autant de fois que vous le direz, vous mentirez. Un Poëte qui prendroit Saint Louis pour le Héros de fon Poëme, lui feroit-il dire, pour preuve de fon zéle pour la Religion: Que quand un Chevalier en entend parler mal, il faut qu'il la défende à brave épée tranchante, qu'il doit enfoncer dans le corps du médifant, tant qu'elle y peut entrer. Maxime que ce bon Roi répétoit fouvent à Joinville, & qu'il appuyoit de l'exemple d'un vieux Chevalier qui pour prouver la Religion Chrétienne à un Juif, ayant demandé la permiffion de difputer contre lui, commença & termina la controverfe par les coups de bâton, dont il affomma fon adverfaire. Ces mœurs qui nous paroîtroient étranges aujourd'hui, fi l'on nous en préfentoit de fidelles copies étoient celles d'un tems où le zéle des guerres faintes avoit perfuadé les hommes que le grand argument de la Religion étoit au bout de leurs épées.

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ARTICLE II.

Des Caracteres..

E m'étendrai moins fur les caracteres, parce qu'on peut y appliquer une partie de ce que je viens de dire fur les mœurs. L'imitation d'un grand caractére toujours foutenu, eft le chefd'œuvre de la Poëfie. C'est par elle que les Poë.

tes

tes Epiques & Dramatiques font au-deffus de tous les autres Poëtes, & c'est par elle que Moliere eft le premier de tous les Poëtes Comiques; mais je ne parle ici que de l'imitation des caracteres férieux.

Homere, non content d'avoir représenté tant de caracteres différens, a fçu encore jetter de la variété dans les mêmes caracteres. La prudence d'Ulyffe n'eft pas celle de Neftor; la valeur d'Hector n'eft pas celle d'Ajax, ni celle de Dioméde, ni celle d'Achille. Tous fes Héros font remplis de défauts; on ne peut imiter que ce qu'on connoît: les Héros dans le tems d'Homere n'étoient pas plus parfaits. D'ailleurs les premiers Imitateurs ont fuivi la nature de plus près: les feconds doivent l'embellir; & comme l'imitation des chofes les plus parfaites eft la plus utile, Virgile n'a fongé qu'à réünir toutes les vertus dans fon Héros, pour en former un caractere parfait. Le Héros de l'Enéïde eft un homme,

Quo juftior alter

Nec pietate fuit, nec bello major & armis.

Le Taffe a fuivi l'exemple d'Homere dans la variété des caracteres, & il a fait encore ce qu'Homere n'étoit pas obligé de faire comme lui, en rendant odieux les caracteres des affiégés, parce qu'ils doivent être regardés comme les en. nemis de Dieu.

Il eft du devoir du Poëte de fçavoir infpirer de l'horreur pour les perfonnages qu'on doit toujours détefter. Mathan eft toujours auffi odieux, que le doit être un Prêtre apoftat. On ne plaint point Oenone, lorfque chaffée par Phédre, elle va chercher la fin dûe à fes mauvais confeils. Le caractere de Burrhus fait paroître celui de Narciffe fi affreux, que la vue feule de

ce

ce personnage excite l'indignation, & qu'on eft fatisfait lorsqu'on apprend qu'il a été déchiré par le peuple. De pareils personnages ne doivent point être les principaux d'une Piéce, à moins que leur fupplice n'en foit l'objet, & ne paroiffe préparé par la vengeance divine, comme dans Athalie. Lorfqu'Euripide donna à Athénes la Tragédie d'Ixion, il se vit obligé de prévenir les fpectateurs, qu'il ne quitteroit un tel homme qu'après lui avoir cloué les pieds & les mains fur une roue.

Je ne trouve pas que dans la Tragédie de Rodogune, le Poëte ait inspiré affez d'horreur pour Cleopatre. Elle en mérite d'autant plus qu'elle ne paroît jamais agitée de remords, comme Néron dans Britannicus, & qu'elle eft capable de dire avant fon crime: Tombe fur moi le Ciel, pourvu que je me venge. On devroit voir le Ciel armé pour la punir. Cependant rien ne prépare à fon fupplice, elle ne meurt que parce qu'il lui plaît d'avaler le poifon qu'elle a préparé pour fon fils, & elle meurt en prononçant ces horribles imprécations qu'on ne peut entendre fans frémir.

Et pour vous fouhaiter tous les malheurs ensemble, Puiffe fortir de vous un fils qui me reffemble.... Je maudirois les Dieux s'ils me rendoient le jour.

J'avoue qu'Oronte fait obferver à Rhodogune & à Antiochus que le Ciel a conduit cet événement; mais ce n'eft pas feulement à un homme qui a joué un perfonnage peu important dans cette action, à faire faire cette réflexion, elle doit naître naturellement de toute la Piéce. A la fin de la Tragédie d'Athalie, il n'eft pas nécessaire: que le grand Prêtre prononce les derniers Vers qui en contiennent la morale. Toute la Tragédie a Convaincu lefpectateur

Que

Que les Rois dans le Ciel ont un Juge fevere; L'innocence un Vengeur, & l'orphelin un Pere.

On voudroit du moins que dans la Tragédie de Rodogune le caractere de cette Princeffe fût entiérement oppofé à celui de Cléopatre, & on eit étonné d'entendre celle qu'on croit vertueufe propofer aux deux freres, un crime pareil à celui de faire mourir leur mere. Corneille s'efforce envain de la juftifier, en avouant que quand même elle feroit condamnable, elle mérite grace par l'embarras dans lequel elle jette les deux Princes, & par le trouble qu'elle produit. Une pareille propofition ne peut fortir de la bouche d'une perfonne vertueufe; & ce qui n'eft pas vraisemblable ne peut plaîre.

La régle de foutenir les caracteres tels qu'on les fait connoître d'abord, eft indifpenfable; & Ariftote reproche avec raifon à Euripide d'y avoir manqué dans fon Orefte & dans fon Iphi. génie en Aulide. Ménélas, qui arrive dans la Tragédie d'Orefte lorfqu'on va condamner à mort ce Prince fon neveu, paroît plein de courage, & prêt à le foutenir: bientôt après il parle en homme plein de timidité, & il abandonne Orefte. Iphigénie allant à la mort avec joie, n'eft plus cette même Iphigénie qui un moment auparavant s'étoit jettée aux genoux de fon pere pour lui demander la vie. Des changemens fi prompts font contraires à la nature; le cœur ne change pas en un moment. Au dernier Acte de Britannicus, Néron ne paroît plus le même qu'il étoit au commencement de la Piéce. Ce n'eft pas qu'il foit changé, mais il ceffe de fe déguifer. II avoit voulu jufques - là cacher fon caractere à fa mere & à fon gouverneur; mais après la trahifon qu'il vient de commettre, il ne veut plus rien ménager. Ce crime a ouvert le paffage à tous les Tome V.

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