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Quoiqu'il foit affez fingulier qu'un homme qui avoit compofé tant de Vers, ait écrit contre l'harmonie poëtique, nous n'en ferons plus furpris, fi nous jugeons de fon oreille & de fon goût, par cette Strophe de fon Ode fur le Goût.

Du vrai, la raifon nous affure;
Elle en eft feule le flambeau:
Le Goût préfent de la nature,
Eft le feul arbitre du Beau;
Sur quelque forme qu'il fe trouve
Il le reconnoît, & reprouve
Ce qui pourroit le démentir:
Mais ce goût du Beau, c'eft peut-être
Moins ce qui nous le fait connoître,
Que ce qui nous le fait fentir.

A ces Vers fi durs, dans lefquels trois ce qui déchirent l'oreille, oppofons pour faire connottre l'harmonie poëtique par le précepte & par l'exemple, cette Strophe d'une Ode fameufe de M. de la Faye.

De la contrainte rigoureuse,
Où l'efprit femble refferré,
Il acquiert une force heureuse
Qui l'élève au plus haut degré.
Telle dans les canaux preffée,
Avec plus de force élancée,
L'onde s'élève dans les airs,
Et la régle qui femble auftere,
N'eft qu'un art plus certain de plaire,
Inféparable des beaux Vers.

Cette Strophe confirme & fait fentir la vérité de tout ce que j'ai dit fur la Verfification, fur la Rime, & fur l'Harmonie Poëtique.

CHA

CHAPITRE V.

DE L'IMITATION DES MOEURS & des Caracteres.

L'

'IMITATION qui nous plaît jufques dans l'arrangement des mots, comme je l'ai fait voir en parlant de l'Harmonie imitative, plaît bien davange, lorfqu'elle fe trouve dans les objets. La Poëfie peint toute la Nature; elle fe transforme, pour ainsi dire, en tous les êtres: Omnia transformat Jefe in miracula rerum; & elle change en merveilles les plus petites chofes. Lorsqu'Homere nous dit, Ody Jée 1. que Télémaque va fe coucher, une vieille femme qu'il l'a élevé, le conduit; porte devant lui deux flambeaux: quand il a quitté fa robe, elle la nettoye, la plie, & l'attache à une cheville au mur près du lit: elle fort, tire l'anneau de la porte, en lachant la courroye où est suspendu le levier qui fert à la fermer. Lorfque dans le Livre 23. on demande à Pénélope l'arc d'Ulyffe, elle va le chercher: elle monte ouvre la porte du cabi net, tire le verrouil, bauffe le bras, prend l'étui, & tire l'arc de fon étui. Ces détails nous paroiffent petits, ils le font auffi: mais la belle verfification annoblit tout; & les mêmes chofes dites dans notre Langue, en beaux Vers, nous plairoient autant que les Vers de Boileau, lorfque dans fon Lutrin il décrit un vieux & gros Livre de Droit,

Inuti

Inutile ramas de gothique écriture,

Dont quatre ais mal unis formoient la couverture,
Entourée à demi d'un vieux parchemin noir,
Où pendoit à trois clous un refte de fermoir.

Ce n'eft pas l'objet qui nous plaît, c'eft l'imitation, comme dans le repas du même Poëte, lorsqu'un convive efquive l'affiette qu'on veut lui jetter au vifage, & que

L'affiette volant

S'en va frapper le mur, & revient en roulant.

Virgile n'eft pas dans les petites chofes un fi grand peintre qu'Homere: il tâche cependant de l'imiter. Quand Laocoon, Eneïde, 1. 2. lance fa javeline contre la machine fatale, on voit la javeline qui entre dans le bois, & qui tremble quand elle s'arrête, ftetit illa tremens, & l'on entend retentir du coup la concavité profonde de la machine.

Utcroque recuffo

Infonuere cava, gemitumque dedêre cavernæ.

La Nature qui nous porte à imiter, nous porte auffi à admirer tout ce qui eft bien imité. Ce plaifir eft le fondement de ceux que nous caufent la Poëfie, la Peinture, la Mufique, &c. Mais l'Imitation toujours agréable, quand elle nous, préfente les moindres objets, l'eft bien plus quand elle nous préfente les hommes, en nous peignant leurs mœurs, leurs caracteres & leurs paffions. C'eft par-là que les Poëtes Epiques & Dramati. ques ont plus que les autres le droit de nous plaire, & le pouvoir de nous attacher.

Je parlerai des paffions, lorfque je parlerai de la Tragédie: je parle ici des mœurs & des caracteres,

tères, c'est-à-dire, de la reffemblance que les Poëtes donnent aux perfonnages qu'ils veulent nous faire reconnoître.

L'Hiftoire nous apprend, par un récit fidelle, les événemens paffés, & les actions des hommes qui nous ont précédés: la Poëfie rend les mêmes actions & les mêmes événemens préfens à nos yeux par l'Imitation; & c'eft par-là qu'elle eft fouvent plus utile que l'hiftoire même, comme Ariftote l'a remarqué. L'Imitation inftruit mieux que la réalité, quand le Poëte, non content de repréfenter une action, fçait dévélopper tous les refforts qui en ont été les caufes. L'Histoire, par exemple, nous apprend que Néron, après avoir paru quelque tems vertueux, empoifonna Britan nicus, & devint bientôt après un monftre. La Tragédie, qui a pour fujet la mort de Britannicus, nous développe le cœur de Néron, & nous fait voir comment ce Prince retenu d'abord par l'éducation que des Maîtres fages lui avoient donnée, s'abandonne peu à peu au panchant qui l'entraîne; & en jettant quelques regards vers la ver tu, fe livre au crime de maniere qu'il n'aura plus dans la fuite de remords, qu'il ira de crime en crime, & deviendra un monftre. Que de réflexions nous fait faire le Poëte qui fçait nous préfenter ainfi Néron! Voilà l'utilité de l'Imitation.

- L'habileté du Poëte confifte à rendre reffemblans les perfonnages qu'il introduit. Les Pein. tres, qui ne parlent qu'aux yeux, ne peuvent nous faire connoître les perfonnes dont ils imitent la reffemblance, que par les traits de leurs vifages, & par leurs habillemens: c'est par-là qu'ils nous apprennent leur âge, leur fexe, leur condition, leur pays, leur fiécle, & qu'ils nous font quelquefois entrevoir leurs vertus & leurs vices. Les Poëtes, qui parlent à l'esprit, doi

vent

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vent nous découvrir tout l'intérieur des hommes, & nous les faire connoître à fond par leur manie. re d'agir & de parler, c'est-à-dire, par leurs mœurs & par leurs caracteres. Il faut donc qu'ils ayent toujours devant les yeux le grand modéle qu'Horace leur recommande.

Refpicere exemplar vitæ, morumque jubebo
Dotum imitatorem, & veras binc ducere voces.

Mais en imitant la Nature, ils doivent fouvent l'embellir: comme un habile Peintre, qui a l'art de peindre en beau, en confervant la reffeinblance.

Ce principe établi, je vais parler de la maniere dont les Poëtes doivent imiter les mœurs & les caracteres des hommes. Je parle ici des Poëtes férieux, & non des Poëtes comiques.

J'appelle meurs ces inclinations communes qui dépendent de l'âge, du fexe, de la condition, des pays, & des tems. J'appelle caracteres, les inclinations particulieres à chacun de nous, & qui nous diftinguent les uns des autres. Le Poëte qui fçait bien imiter ces deux chofes,

Reddere perfonæ fcit convenientia cuique.

ARTICLE I.

Des Maurs.

E commence par les Mœurs qui dépendent de la

fance, de la jeuneffe, & de la vieilleffe.

(a) Dans

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