Page images
PDF
EPUB

Lettres. Lorfque les Nations du Nord eurent répandu par-tout la barbarie, les Poëtes les adop. terent, & y trouverent un fonds très-favorable pour eux. Les prodiges nouveaux furent plus étonnans que les anciens. Ce n'étoient plus des hommes protégés par les Dieux comme autrefois, mais des héros couverts d'armes enchantées: un feul homme mettoit en fuite une armée; rien ne réfiftoit à ces fameufes épées, Durandal, BéliJarde: une lance d'or renverfoit tout ce qu'elle touchoit; un anneau rendoit invisible; & le fon d'un cor mettoit tout le monde en fuite. Quet ennemi terrible que ce géant dont parle l'Ariofte! il ramaffoit dans le combat tous les membres qu'on lui coupoit, & les remettoit à leur place: quand on lui coupoit la tête, il la cherchoit fur le fable, & la remettoit fur fon col; ou bien il couroit après l'ennemi qui l'emportoit, & vouloit crier au voleur, oubliant qu'il n'avoit pas fa bouche. O la folide nourriture de l'efprit que la Poëfie!

Non contens de débiter de pareilles folies, les Poëtes s'aviferent d'en faire un horrible mêlange avec la gravité de la Religion Chrétienne. Perfuadés que tout leur eft permis, ils oublierent qu'Horace met des bornes à cette permiffion, fed non ut placidis coeant immitia. Quel mêlange moins permis que celui de la vérité fainte, & du menfonge burlefque! Après qu'on a dans le Taffe ac compagné à une proceffion Godefroy qui chante les Litanies, on eft transporté dans le palais d'Armide; & lorfqu'on voit Renaud au fortir de ce palais aller à confeffe, on voit Pierre l'Hermite fon Confeffeur lui donner l'abfolution de tous les péchés qu'il y a commis; abfolution qu'il donne fans délai, & fans examiner fi le cœur de fon pénitent eft fincérement changé.

On tâche d'excufer les Poëtes Payens en don

nant

nant à leurs fictions extravagantes le nom d'Allégories; mais peut-on excufer de même nos Poëtes? L'Allégorie de la Jérufalem délivrée, quoiqu'expliquée par le Taffe lui-même, eft ridicule. Les défenfeurs du Camoens ont beau nous dire que par Vénus qui protége les Portugais, il faut entendre la Religion Chrétienne, qu'ils devoient établir dans les Indes, & que Bacchus leur ennemi, est le démon: ce férieux de l'explication ne fauve pas l'extravagance de la fiction. C'est par une allégorie également abfurde, qu'ils veulent expliquer cette Ile enchantée, & plus voluptueufe que le palais d'Armide, où fe fait l'union des Portugais avec les Néréïdes. On ne peint point la vertu fous les couleurs du vice.

Nulle allégorie ne peut juftifier le mêlange que fait l'Ariofte du facré & du profane. Lorsqu'Aftolphe eft emporté dans les airs fur fon cheval ailé, qui peut s'attendre à le voir arriver au Paradis terreftre? il y eft reçu comme un hôte d'importance par Elie & par Enoch, qui après avoir donné d'abord d'excellente avoine à l'Hippogrife, donnent au maître des fruits fi délicieux, que le bon Paladin trouve que nos premiers peres ne furent pas fi coupables, lorfqu'ils fuccomberent à la tentation d'en manger.

Di tal fapor, ch' à fuo giudicio, fenza
Senfa, non fono i duo primi parenti
Se per quei fur' fi poco ubedienti.

C'eft avec la même hardieffe que ce Poëte compare l'Ange Gabriël, qui a oublié une partie de la commiffion que le Pere Eternel lui a donnée, à un bon domestique qui à plus de zéle que de memoire. L'Ange fe rappelle fes ordres, & va chercher la Difcorde. Il la trouve qui préfide à un Chapitre de Moines, affemblés pour une élec

a

A 7

tion;

tion; pendant que les Moines fe jettent à la tëte leurs Bréviaires, l'Ange prend le bâton de la Croix, & le caffe fur la tête de la Difcorde.

Qui croiroit trouver cette même profanation des chofes faintes dans le Marini? Son Poëme fur les Amours de Vénus & d'Adonis n'a aucun rapport avec la Religion Chrétienne : dans ce Poëme cependant, Vénus en parcourant l'Afie, verfe des larmes à la vue de ces beaux pays, dont un jour le Turc s'emparera, pour y établir le Croiffant fur les débris de la Croix. Quel fujet de larmes pour Vénus!

Cette alliance du facré & du fabuleux fe trouve chez prefque tous les Poëtes, & les plus fages ont du moins confervé toujours les noms des Divinités Payennes. Neptune, Jupiter, Vénus, Bac chus, Apollon, reviennent fans ceffe dans leurs Vers: pourroit-on les empêcher d'invoquer Apollon, & les Mufes? Leur interdire tous ces noms, ce feroit leur interdire la Poëfie: elle eft donc bien frivole.

Voilà les deux accufations qu'on fait contre elle, & que j'ai mises dans toute leur force. Je vais y répondre.

ARTICLE I.

Réponse à la premiere accufation. La Poëfie peut platre fans corrompre les cœurs par des peintures dangereuses.

IL fuffit pour juftifier la Poëfie, de rappeller fon premier age. Il fut très-glorieux pour elle, mais à la vérité il ne fut pas long.

Le plus ancien & le plus fublime de tous les

Pro

Prophétes, Moïfe, & après lui, David & les Prophétes, confacrerent la Poëtie à la Vérité: & même chez les Peuples plongés dans l'idolatrie, elle peut encore être appellée la fille de la Reli gion, puifqu'elle nâquit des tranfports que la reconnoiffance infpire à la vue de ces bienfaits que nous fentons ne pouvoir tenir que d'une puiffance & d'une bonté divine. Tibulle (1) en rapporte cette origine. On en donne une autre encore plus ancienne, lorsqu'on dit que les Poëtes retirerent les hommes des forêts: mais fans s'arrêter aux merveilles qu'on raconte d'Orphée & d'Amphion, nous pouvons affurer que les premiers Poëtes ont été les premiers Théologiens, les premiers Légiflateurs, les premiers Philofophes, & les premiers Hiftoriens.

Fuit bec fapientia quondam

Publica privatis fecernere, facra profanis, &c. Hor.

Solon, le grave Solon, mit en Vers fes loix. Les anciens Romains, dans leur repas, (a) chantoient des Cantiques fur les exploits des grands-hom. mes. Numa encouragea les Poëtes à composer des Hymnes facrées. Les Bardes tant révérés par les Gaulois, chantoient fur la Lyre des Vers héroïques compofés fur les actions des hommes illuftres. (b) Strabon rapporte que les Turde. tains qui paffoient pour les peuples les plus fauvages de l'Espagne, fe vantoient d'avoir leurs fciences & leurs loix écrites en Vers depuis fix

(1) Agricola affiduo primum fatiatus aratro Cantavit certo ruftica verba pede,

8

Et fatur arenti primùm eft modulatus avena
Carmen, ut ornatos diceret ante deos.
Cicer de cl. Orat.

Am. Marc. 1. I Sin

mille

mille ans. Les Germains, felon Tacite, avoient d'anciens Vers qui leur tenoient lieu d'Annales: on obferve la même chofe des Goths & des Danois; & même, au rapport des Espagnols, cette coutume étoit établie chez les Amériquains. Les Arabes avant Mahomet n'avoient d'autres écrits que leur hiftoire mise en Vers, & pleine de fables. Leur Poëtie ne confiftoit que dans des figures hardies, & dans quelque cadence dans les périodes. On fçait qu'en Gréce les Ouvrages en Vers ont été plus anciens que les Ecrits en Profe. Des cinq Livres claffiques qui ont une fi grande autorité chez les Chinois, le second n'est compofé que d'Odes & de Poëmes, qui, felon le témoignage de Confucius, contiennent les principes de la Morale & des Loix : le troifiéme de ces Livres, eft un Recueil d'Odes, compofées, diton, par Fohi même, celui que les Chinois regardent comme leur premier Roi. Ces Odes font fort obfcures, & Confucius qui tâche de les interpréter, en rapporta tout le fens à des principes de Phyfique, & à des principes de Morale.

Par fes premiers travaux la Poëfie mérita fes premiers honneurs.

Sic bonor, & nomen divinis vatibus, atque carminibus venit.

Hor.

Voilà le premier âge de la Poëfie, & le tems de fa gloire, qui changea quand elle approcha de la Cour des Rois, c'eft-à-dire, quand elle s'affocia au plaifir & à l'intérêt.

Gratia Regum

Pieriis tentata modis, ludufque repertus. Id.

Les Poëtes cependant, quoiqu'appellés à la Cour, remplirent d'abord un honorable minifte

[ocr errors]
« PreviousContinue »