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voir befoin de cet ornement; cependant ils ne le haïffoient pas à la céfure du Vers: loin de l'éviter toujours, comme l'a cru Voffius, qui a préten du que Virgile, en difant timidi dame, quoique dama foit féminin, avoit voulu éviter la Rime dans ce Vers, cum canibus timidi veniant ad pocula dama. Virgile a-t-il évité la Rime dans tant de Vers?

Cafa jungebant fadera porca.

Turnus ut infractos adverfo marte Latinos
Et premere & laxas fciret dare juffus babenas.

Lucain eût-il commencé fon Poëme par une Rime très-marquée, fi la Rime eût choqué les oreilles Romaines?

Bella per Emathies plufquàm civilia campos.

Enfin Tibulle, l'harmonieux Tibulle, la recherche à la céfure du Vers pentamétre. On compte jufqu'à vingt-cinq Vers rimés dans fa troifiéme Elégie.

Quin fleret, noftras refpiceretque vias....
Tellus in longas eft patefacta vias....
Ipfa Venus campos ducet in Elyfios....
Floret odoratis terra benigna rofis....

Des Rimes fi fréquentes dans une petite Piéce, compofée par un Verfificateur auffi délicat, nous prouvent que les oreilles Romaines étoient flattées de cette confonance fobrement ménagée.

Elle doit être ménagée par nous-mêmes; elle nous déplait à la céfure des grands Vers, & nous fatigue lorsque les Vers font fi courts, qu'ils n'ont plus de mefure fenfible, comme dans ceux de Scaron,

Sar

Sarrazin,

Mon voifin, &c.

ou dans ceux-ci faits contre la Rime même.

Cher Hilas,

Je fuis las
De l'efcrime
De la Rime.
Tous les traits,
Sans attraits,
M'évertuent

Et me tuent:

Ses appas
Sont-ils pas

Une amorce,

Dont l'écorce
Te féduit

Jour & nuit, &c.

Une longue Piéce en Vers pareils feroit trèsfatiguante, parce que les Vers étant trop courts. pour être cadencés, la rime ne fert qu'à les faire fautiller; & c'eft alors qu'elle n'eft qu'un tintement ennuyeux & puérile, quelque riche qu'elle foit.

Nous méprifons auffi avec raison le retour af fecté des mêmes Rimes. L'affectation & la beauté ne s'accordent pas. Ce badinage fans agrément, fi recherché par Chapelle & l'Abbé de Chaulieu, ne l'a été ni par La Fontaine, ni par Rouffeau. Le retour précipité des mêmes fons fatigue; & pour l'éviter dans la Poëfie Lyrique, dont les Vers plus courts que les autres, ramènent plus aifément la Rime, on entrelaffe la Rime mafculine & la féminine. Reconnoiffons donc que la loi qui rend la Rime néceffaire à notre Poëfie eft,

com

comme toutes les autres loix de la Verfification, prife dans le fein de la Nature.

Soyons fidelles obfervateurs de cette loi. On n'eft pas obligé de rimer; mais quand on fait des Vers, il faut qu'ils foient bien rimés. Dans les longs ouvrages, il n'eft pas toujours néceffaire que la Rime soit riche; mais il est toujours néceffaire qu'elle foit exacte. Pécher en Vers François contre la Rime, c'eft pécher en Vers Latins contre la quantité: le crime eft égal: mal rimer, c'eft mal faire des Vers.

On peut cependant rimer très-richement, & n'être pas Poëte. La pratique des régles ne fuffit pas; & comme dit fort bien un Poëte fameux-par la richeffe des Rimes, en comparant l'Art des Vers au Jeu des Echecs:

Sçavoir la marche, eft chofe très-unie;
Sçavoir le jeu, c'est le fruit du génie.

La science de ce jeu oblige de joindre à l'harmonie méchanique, l'harmonie imitative, dont je vais parler..

ARTICLE II

De l'Harmonie Imitative.

UN feul demi-Vers de Virgile fera compren

dre la différence que je mets entre l'harmonie méchanique & l'imitative. Si au-lieu de lire na❤ vem in confpectu nullam, nous lifons nullam in confpectu navem, notre oreille fera egalement fatisfaite, par un arrangement de mots conforme aux loix de la Versification: mais Virgile nous procu

re

re une autre fatisfaction; & lorfqu'après ce mot confpectu notre prononciation s'arrête fur celui-ci nullam, nous croyons être à la place d'un homme qui jette au loin fes regards, & ne découvre rien. Voilà l'effet de l'harmonie imitative, lorf qu'au rapport mefuré que les mots ont entre eux, fe trouve joint le rapport que ces mots ont avec les idées qu'ils préfentent.

C'est cette fcience fi difficile de réünir les plai firs de l'oreille & ceux de l'âme, qui a rendu dans toutes les nations les grands Poëtes très-rares. Homere & Virgile feront toujours à leur tête, parce que dans les plus petites chofes l'harmonie de leurs Vers imite toujours ce que difent leurs Vers. Lucain & Claudien font harmonieux, fi l'on veut entendre feulement par harmonie un arrangement mefuré de mots fonores; mais leur harmonie nous fatigue, parce qu'elle n'imite point, & que ce n'eft pas contenter notre âme, en Poëfie comme en Mufique, que de remplir feulement notre oreille d'un fon bruyant, qui n'imite rien. Le premier Vers de Lucain, Bella per Ematbios pluf quàm civilia campos, & ces premiers Vers de Clau dien fur l'enlèvement de Proferpine,

Inferni raptoris equos, afflataque curfu
Sidera Tanareo, caligantefque profunda, &c.

déplaifent par leur pompe; & l'arma virumque cano de Virgile nous plaît par l'imitation dans l'harmonie de la fimplicité que doit avoir un exorde,"

Pour mieux faire connoître encore la différen ce de l'harmonie de Virgile & de celle de Claudien, je vais comparer un morceau de l'un & de l'autre fur le même fujet. Voici les Vers pompeux par lefquels Claudien décrit le fupplice d'Encélade accablé du Mont Etna,

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(1) In medio fcopulis fe porrigit Etna perustis,
Etna giganteos nunquam tacitura triumphos...
Enceladi buftum, qui faucia tergo revinitus
Spirat inexbauftum flagranti pectore fulpbur:
Et quoties detre&tat onus cervice rebelli,
In dextrum lævumque latus, tunc infula fundo
Vertitur, & dubiæ nutant cum manibus urbes.

Nous trouvons dans ces Vers beaucoup d'em. phase, & dans ceux de Virgile beaucoup d'imitation. Sitôt qu'il commence à parler du Mont Etna, il imite le tonnerre,

Horrificis juxta tonat Etna ruinis.

Quand il vient au fupplice d'Encélade.

Fama eft Enceladi femiuftum fulmine corpus
Urgeri mole bác.

L'élifion de ce monofyllabe placé à la céfure, exprime la pesanteur du fardeau qui accable le géant.

Et feffum quoties mutat latus, intremere omnem
Murmure Trinacriam.

La prononciation arrêtée à latus, & précipitée par les dactiles fuivans, nous rend l'objet préfent. Quand on a commencé à fentir & à goûter ces beautés de Virgile, on devient très-indifférent à l'harmonie de Claudien & de Lucain.

On croit voir une perfonne mourante fe foule

ver

Dans ces deux premiers Vers Claudien n'a point évité la Rime: ce que je remarque pour confirmer que j'ai dit dans le précédent Article, pour répondre à ceux qui croient que la rime à la céfure choquoit les oreil les des Latins.

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