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Mais comme vous fçavez, malgré ma diligence, Un long chemin fépare & le camp & Byfance. Bajazet.

Mais je ne reprendrois pas ce Vers de Bérénice, Et que m'importe, hélas! de ces vains ornemens.

à la place duquel il étoit fi aifé de mettre celui-ci : Que m'importent, bélas! tous ces vains ornemens! ni ce Vers d'Andromaque,

Sans efpoir de pardon m'avez-vous condamnée?

qu'il étoit fi aifé de rendre plus correct, en difant, Me vois-je condamnée ? parce que ceux de l'Auteur me paroiffent beaucoup plus vifs, & que vouloir gêner ainfi nos Ecrivains, c'eft moins leur faire tort qu'à la langue même, qui deviendroit trop timide, fi on la refferroit toujours dans de telles entraves. On doit lui laiffer une fage liberté. Nos grands Poëtes n'en abufent pas: & lorfque nous voyons que ni la contrainte de la mesure, ni celle de la rime, n'a exigé d'eux un tour qui ne paroît pas exact, nous devons croire qu'ils l'ont employé moins pour se donner des libertés, que pour en donner à la langue, qui leur a obligation de ces fautes apparentes que relève un Grammairien qui n'eft que Grammairien.

Lorsqu'on reprend ce Vers dans Mithridate, Et des indignes fils qui n'ofent le venger, j'avoue la faute, & je crois que l'Auteur, par l'indiffé rence qu'il a toujours eue pour les éditions de fes Oeuvres, y a laiffé fubfifter la faute d'impreffion de la premiere, dans laquelle on avoit dû mettre, & deux indignes fils; mais quand des Puriftes critiquent ces Vers,

Je

Je ne me pique point du fcrupule infenfé
De bénir mon trépas quand ils l'ont prononcé.

Bajazet.

parce qu'on ne dit pas prononcer be trépas, mais l'arrêt du trépas, de même que quand ils critiquent ceux-ci,

Et déja quelques-uns couroient épouvantés
Jufques dans les vaiffeaux qui les ont apportés.

parce que la fyntaxe demande qui les avoient ap portés, je crois qu'on peut leur répondre, ce que répondoit Boileau à de pareils critiques, Vous n'entendez point la Langue Poëtique.

On peut remarquer, par exemple, fur ces deux Vers d'Athalie,

Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mêlange D'os & de chair meurtris, & traînés dans la fange,

que fi l'épithète meurtris fe rapporte à chair, elle ne doit être ni au mafculin, ni au pluriel, & qu'etle ne peut fe rapporter à os, parce qu'on ne dit point des os meurtris. Pour moi je ne la rapporte à aucun des deux mots féparément, mais à tous deux à la fois, & je crois que le Poëte a voulu par cette espèce de confufion, peindre celle dont il parle; & de même dans ce Vers, Al lex, facrés vengeurs de vos Princes meurtris, je crois que quand il rend au verbe meurtrir son ancienne & naturelle fignification, il rappelle à def fein ce vieux mot, parce que les vieux mots font quelquefois nobles en Vers, comme le dit Quintilien, dignitatem dat antiquitas.

Ce que nos bons Poëtes ont fait, ne doutons pas que ceux de l'Antiquité ne l'ayent fait auffi. Horace, qui n'inventoit par des mots nouveaux,

eft cependant appellé par Quintilien verbis feliciffime audax, & fon ftile paroît à Pétrone curiofa felicitas. Il a mérité ces éloges par fon habileté à inventer des tours heureux, & conformes à la vivacité de la Poësie.

Les Poëtes n'ont pas feuls ce privilége: les Orateurs, emportés par le feu de leur éloquence, font quelquefois auffi hardis. M. Boffuet, le Démofthéne de la France, tantôt ramène à deffein un vieux mot, comme, 6 nuit defaftreufe; tantôt rend noble un mot qui ne l'eft pas ordinairement, comme fracas. Dans cette réflexion fur l'Hiftoi re Univerfelle, Quand vous voyez les Affyriens, les Médes, les Perfes, les Grecs & les Romains, tomber, pour ainfi dire, les uns fur les autres, ce fracas effroyable, &c. On croit entendre un fracas d'Empires qui tombent; & quand il dit dans une Oraifon funébre, Sortez du tems & du changement, afpirez à l'Eternité, on entend qu'il veut dire détachez vous des chofes temporelles, & on fent qu'il le dit beaucoup mieux.

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Les expreffions doivent fouvent leur beauté à la vivacité de la paffion qui les fait employer. Boileau défendoit ces Vers de fon Art Poëtique : Approuve l'efcalier tourné d'autre façon, par l'exemple de celui d'Hermione, Je t'aimois inconftant, qu'aurois-je fait fidelle ? La même défense ne me paroît pas convenir à tous les deux, parce que celui-ci eft mis dans la bouche d'une femme emportée par la colere, qui peut facrifier à fa vivacité quelques liaisons ordinaires; mais l'autre eft dit fans paffion, dans un récit que fait le Poëte. Cependant ce qu'il écrivoit à ce fujet à fon Commentateur mérite attention. Ces fortes de petites licences de conftruction, non feulement ne font pas des fautes, mais font même affez fouvent un des plus grands charmes de la Poëfie, principalement dans les narrarations, où il n'y a point de tems à perdre. Ce font.

des

des efpéces de Latinisme dans la Poëfie Françoise, qui n'ont pas moins d'agrémens que les Hellénifmes dans la Poëfie Latine.

Ces réflexions doivent rendre plus circonfpects ceux qui aiment tant à critiquer. Ils font mainte nant en grand nombre. Nous devenons trop difficiles, & nous nous attachons trop à critiquer les Ouvrages du fiécle précédent, ce qui nous eft plus facile que de leur oppofer des Ouvrages auffi parfaits. Quand je vois tant d'acharnement contre Boileau, qu'on voudroit pouvoir rayer du nombre de nos Poëtes, ce n'eft pas pour Boileau que je crains, je crains pour nous-mêmes, & j'ap préhende que cet efprit philofophique, que nous voulons étendre fur tout, n'éteigne parmi nous le génie. A force de raifonner fur la Poësie, nous n'en aurons plus. Que de fentimens fingu. liers a-t-on avancé depuis quelques années! On a ofé foutenir que la rime étoit un ornement frivole, & qu'il falloit élargir la chaîne, fi on ne pouvoit pas la rompre entiérement: on a cité à ce fujet l'exemple des Anglois & des Italiens modernes. Tantôt on a prétendu qu'il y avoit des Poëmes en Profe, & que la versification n'étoit pas néceffaire à la Poëfie; tantôt, enfin, on a avancé que l'harmonie de la verfification n'étoit qu'un préjugé. Le Chapitre fuivant fournira des réponses à ces étonnans Paradoxes,

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CHAPITRE IV.

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DE LA VERSIFICATION.

'N arrangement plus vif & plus concis, & un ftile plus rempli d'images & de figures, que ne l'eft le difcours ordinaire, ne fuffit pas à la Poëfie: elle doit être encore renfermée dans l'étroite prifon d'une mefure prefcrite. Je vais donc chercher les raisons qui ont engagé les hommes à captiver ainfi leurs pensées, & examiner pourquoi ils fe font forgés des chaînes volontaires, qu'ils ont rendues fi néceffaires, que la Poëfie eft inféparable de la Verfification.

Quoique l'une foit l'ouvrage de la Nature, & que l'autre foit l'ouvrage de l'Art, leur union est devenue inféparable; parce que l'Art ne fait que fuivre les intentions de la Nature, quand il en perfectionne les ouvrages. La Mufique fut d'abord fans régles. Des tranfports de joie infpirerent les chants; & pour rendre ces chants harmonieux, l'Art en vint régler la cadence. Des tranfports pareils infpirerent la Poëfie naturelle, c'eftà-dire, un difcours plein de figures hardies & d'expreffions vives: l'Art pour rendre ces difcours plus harmonieux vint en régler la mefure, & par les mêmes raisons qu'il avoit établi les loix de la Mu. fique, il établit celles de la Verfification.

Ne nous imaginons pas que le caprice ait inventé ces régles, & qu'on ne les ait impofées aux Poëtes que pour leur rendre leur travail plus diffi cile. Ce paradoxe a été avancé par des perfon.

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