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CHAPITRE V.

Observations sur le style poétique, et par occasion, sur ce qui détermine le caractère propre à chaque genre de style (1).

EN

N quoi la poésie diffère-t-elle de la prose? Cette question, difficile à résoudre, en fera naître plusieurs autres qui ne le seront guère moins; il n'y en a pas d'aussi compliquée. Si nous considérions la poésie et la prose d'une manière générale, la comparaison que nous en ferions ne nous donneroit que des résultats bien vagues; et si, considérant dans chacune les genres différens, nous voulions comparer genre à genre, il faudroit faire des analyses sans fin. Bornons-nous à quelques observations.

(1) Ce chapitre, tel qu'il est, n'auroit pas été à la portée du prince dans le temps que je lui ai fait lire l'Art d'écrire. Aussi n'a-t-il été fait que longtemps après.

Nous avons vu que le style doit varier suivant les sujets qu'on traite. Donc autant la poésie aura de sujets à traiter, autant elle aura de styles différens.

Donc, encore, elle aura un style à elle toutes les fois que les sujets ne seront qu'à elle. Mais son style sera-t-il, au mécha✩ nisme près, le même que celui de la prose, toutes les fois qu'elle traitera les mêmes sujets?

Il faut considérer si, en traitant les mêmes sujets, la poésie et la prose se font chacune une fin particulière, ou si toutes deux elles ont la même. Dans le premier cas, autant de fins différentes, autant de styles différens.

La fin de tout écrivain est d'instruire ou de plaire, ou de plaire et d'instruire toutà-la-fois. Il plaît en parlant aux sens, en frappant l'imagination, en remuant les passions; il instruit en donnant des connoissances, en dissipant des préjugés, en détruisant des erreurs, en combattant des vices et des ridicules.

Ces deux fins, quoique différentes, ne s'excluent pas, Cependant, lorsqu'on a

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l'une et l'autre, on peut paroître n'avoir que l'une des deux; on peut afficher qu'on ne veut que plaire, et néanmoins chercher encore à instruire; on peut afficher qu'on ne veut qu'instruire, et néanmoins cher♦ cher encore à plaire.

Telle est donc, en général, la différence qu'on peut remarquer entre le poëte et le prosateur; c'est que le premier affiche qu'il veut plaire; et s'il instruit, il paroît cacher qu'il en ait le projet; le second, au con> traire, affiche qu'il veut instruire; et s'il plaît, il ne paroît pas en avoir formé le dessein.

Les genres tendent toujours à se confondre. En vain nous les écartons pour les distinguer, ils se rapprochent bientôt, et aussitôt qu'ils se touchent nous n'apperce vons plus entre eux les limites que nous avons tracées. Quelquefois le poëte, empiétant sur le prosateur, paroît afficher qu'il ne veut qu'instruire; quelquefois aussi le prosateur, empiétant sur le poëte, paroît afficher qu'il ne veut que plaire. Ils peuvent donc, en traitant les mêmes sujets avoir encore la même fin.

Alors le style de l'un rentre dans le style de l'autre, et il est difficile de bien déterminer en quoi ils different. Cependant il doit y avoir encore quelque différence. En effet, si le méchanisme du vers annonce plus d'art, il faut, pour que tout soit d'accord, qu'il y ait aussi plus d'art dans le choix des expressions.

Il y a donc trois choses à considérer dans le style, le sujet qu'on traite, la fin qu'on se propose, et l'art avec lequel on s'exprime. Les deux premiers peuvent être absolument les mêmes pour le poëte et pour le prosateur; il n'en est pas ainsi de la dernière. Elle est commune à l'un et à l'autre ; mais elle ne l'est pas dans le même degré : le poëte doit écrire avec plus d'art.

Si, par conséquent la poésie a, comme la prose, autant de styles que de sujets, elle a encore un style à elle, lors même qu'elle traite les mêmes sujets que la prose et qu'elle a la même fin. Ce qui la caractérise, c'est de se montrer avec plus d'art et de n'en paroître pas moins naturelle.

Les genres les plus opposés sont, d'un côté, les analyses, et dé l'autre les images;

et c'est en observant ces deux genres qu'on remarque une plus grande différence dans le style des écrivains.

Le philosophe analyse pour découvrir une vérité ou pour la démontrer. S'il emploie quelquefois des images, c'est moins parce qu'il veut peindre que parce qu'il veut rendre un vérité plus sensible, et les images sont toujours subordonnées au raisonne

ment.

Un écrivain qui veut peindre, et qui ne veut que peindre, écrit sur des vérités connues ou sur des opinions qu'on regarde comme autant de vérités. N'ayant pas besoin de décomposer ses idées, il les présente par masses; ce sont des images où son sujet se retrouve jusques dans les écarts qu'il paroît faire. S'il raisonne, c'est uniquement pour donner plus de vérité aux tableaux qu'il fait; et ses raisonnemens, toujours surbordonnés au dessein de peindre, ne sont que des résultats précis, rapides et renfermés quelquefois dans une expression qui est une image elle-même.

La poésie lyrique est celle à qui ce caractère convient davantage. La plus grande

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