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CHAPITRE I I.

Des inconvéniens qu'il faut éviter pour bien former le tissu du discours.

L Es idées accessoires doivent toujours lier les idées principales: elles sont comme la trame qui, passant dans la chaîne, forme le tissu.

Par conséquent, tout accessoire qui ne sert point à la liaison des idées, est déplacé ou superflu. Bien des écrivains, estimés d'ailleurs à juste titre, paroissent n'avoir pas assez senti cette vérité.

La Bruyère, voulant montrer d'un côté la nécessité des livres sur les mœurs, et de l'autre le but que doivent se proposer ceux qui les écrivent, s'embarrasse dans des idées qu'il démêle tout-à-fait mal. On entrevoit cependant une suite d'idées principales qui tendent au développement de sa pensée, et je vais les mettre sous vos

yeux, afin que vous puissiez mieux juger des défauts où il tombe.

Je rends au public ce qu'il ma prété. Il peut regarder le portrait que j'ai fait de lui et se corriger.

L'unique fin qu'on doive se proposer en écrivant sur les mœurs, c'est de corriger les hommes; mais c'est aussi le succès qu'on doit le moins se promettre. Cependant il ne faut pas se lasser de leur reprocher leurs vices: sans cela ils seroient peut-étre pires.

L'approbation la moins équivoque qu'on en pút recevoir, seroit le changeinent des mœurs.

Pour l'obtenir, il ne faut pas négliger de leur plaire; mais on doit proscrire tout ce qui ne tend pas à leur instruction.

Toutes ces pensées sont claires, et vous en saisissez la suite. Mais cette lumière va disparoître. Lisez :

Je rends au public ce qu'il m'a prété : j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage, il est juste que l'ayant achevé avec toute l'attention pour la vérité

dont je suis capable, et qu'il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir le portrait que j'ai fait de lui d'après nature; et s'il se connoît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins se promettre. Mais comme les hommes ne se dégoûtent pas du vice, il ne faut pas aussi se lasser de le leur reprocher: ils seroient peut-être pires, s'ils venoient à manquer de censeurs et de critiques. C'est ce qui fait que l'on prêche et que l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sauroient vaincre la joie qu'ils ont d'étre applaudis; mais ils devroient rougir d'eux-mêmes, s'ils n'avoient cherché par leurs discours et par leurs écrits que des éloges outre que l'approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement des mœurs, et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoulent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction, et s'il arrive que l'on plaise, il ne faut pas néanmoins s'en

repentir, si cela sert à insinuer, et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire. Quand donc il s'est glissé dans un livre quelques pensées, ou quelques réflexions qui n'ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien qu'elles semblent y étre admises pour la variété, pour délasser l'esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre; à moins que d'ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple qu'il n'est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner, et l'auteur doit les pros crire voilà la règle.

Premièrement, il y a dans ce morceau des pensées fausses, ou du moins rendues avec peu d'exactitude. Telles sont, on ne doit écrire que pour corriger les hommes, on n'écrit qu'afin que le public ne manque pas de censeurs..... Parce que la Bruyère écrit sur les mœurs, il oublie qu'on puisse écrire sur autre chose. Il dit ensuite qu'on ne doit écrire que pour l'instruction: mais si cette instruction n'est relative qu'aux mœurs, il ne fait que se répéter; si elle

se rapporte à toutes les choses que nous pouvons connoître, elle fait voir la fausseté de cette proposition, l'unique fin d'un écrivain doit étre de corriger les hommes. D'ailleurs il n'est pas vrai qu'on ne doive écrire que pour instruire.

On ne doit pas croire que la Bruyère adoptât des pensées aussi fausses. Elles ne lui ont échappé, que parce qu'il ne savoit pas s'expliquer avec plus de précision : c'est pourquoi je les relève. Il faut que vous soyez averti, que quand on embarrasse son discours, il est bien difficile de ne dire

ce qu'on veut dire.

que

En second lieu, lorsque la Bruyère dit: le public peut regarder le portrait que j'ai fait de lui d'après nature; et s'il se connoît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant.

La seconde phrase n'est pas liée à la première; et il semble que la liaison des idées demandoit au contraire : c'est l'unique fin qu'il doit se proposer en me lisant. En troisième lieu, après avoir dit, c'est ce qui fait qu'on prêche et qu'on écrit,

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