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Si j'avois à rendre cette pensée par le langage d'action, je montrerois: 1o. les objets funèbres; 2°. le saisissement dans la nature; 3°. la tristesse sur tous les visages; 4o. l'horreur, la compassion, la foiblesse, d'où naîtroit l'émotion dans tous les cours. Fléchier se conforme à cet ordre, autant que la langue le permet.

A la vue, dit-il, de tant d'objets funèbres, la nature se trouve saisie; un air triste et lugubre se répand sur tous les visages; soit horreur, soit compassion, soit foiblesse, tous les cœurs sont émus.

Il est certain qu'une langue où l'on pourroit dire: saisie se trouve la nature; émus sont tous les cœurs, auroit aussi de l'avantage : la nôtre ne souffre pas de pareilles inversions.

L'inversion est très-propre à augmenter la force des contrastes, et, par-là, elle donne, pour ainsi dire, plus de relief à une idée, et la fait ressortir davantage. Bossuet pouvoit dire :

Douze pêcheurs envoyés par JésusChrist, et témoins de sa résurrection, ont

accompli alors, ni plutôt ni plus tard ce que les phiplosophes n'ont osé tenter; ce que les prophètes ni le peuple juif, lorsqu'il a été le plus protégé et le plus fidèle, n'ont pu faire.

Mais Bossuet se sert d'une inversion, par laquelle il fixe d'abord l'esprit, sur les philosophes, sur les prophètes, sur le peuple juif protégé et fidèle ; il nous fait sentir toute la grandeur de l'entreprise : avant de parler de ceux qui l'ont accomplie, et le tour qu'il prend, doit toute sa beauté à l'adresse qu'il a de renvoyer les douze pêcheurs, et l'accomplissement à la fin de la phrase. Il s'exprime ainsi :

Alors seulement, et ni plutôt ni plus tard, ce que les philosophes n'ont osé tenter; ce que les prophètes ni le peuple juif, lorsqu'il a été le plus protégé et le plus fidèle, n'ont pu faire; douze pécheurs, envoyés par Jésus-Christ, et témoins de sa résurrection

compli.

l'ont ac

En général, l'art de faire valoir une idée, consiste à la mettre dans la place où elle doit frapper davantage.

Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu'à ses écrits: il faut toujours tendre à la perfection; et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre. La Bruyère.

Par cette inversion, la Bruyère fait mieux sentir le motif qu'un écrivain doit se proposer, que s'il eût dit : et alors la postérité sait nous rendre cette justice,

etc.

Je n'en ai reçu que trois de ces lettres aimables qui me pénètrent le cœur, dit madame de Sévigné à sa fille. Qu'on retranche le pronom en, la pensée sera la même; mais l'expression du sentiment sera affoiblie. Ce pronom ajouté avant le nom auquel il se rapporte, fait sentir combien madame de Sévigné avoit l'esprit préoccupé de ces lettres.

Si l'on ne le voyoit de ses yeux, dit La Bruyère, pourroit-on jamais l'imaginer l'étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnoie met entre les hommes ?

L'ordre direct n'exprimeroit pas l'étonnement avec la même force.

Vous avez vu, Monseigneur, dans le premier livre, comment l'inversion contribue à la clarté vous venez de voir comment elle contribue à l'expression. Hors de ces deux cas, elle est vicieuse.

Les principes que j'ai établis à ce sujet sont communs à toutes les langues. Je sais bien que vous entendrez dire que l'arran

gement des mots étoit arbitraire en latin mais c'est une erreur: car Cicéron blâme des auteurs orientaux qui, pour rendre le style plus nombreux, faisoient des inversions violentes. Ce reproche ne prouve-t-il pas qu'indépendamment de l'harmonie, il y avoit des lois qui déterminoient la place que chaque mot doit avoir suivant la différence des circonstances? Mais ces lois · étoient inconnues à Cicéron même : il n'avoit de guide que le goût et l'usage.

CHAPITRE X V.

Des conclusions.

LES passions commandent à tous les mouvemens de l'ame et du corps. Nous ne sommes jamais absolument tranquilles, parce que nous sommes toujours sensibles; et le calme n'est qu'un moindre mouve

ment.

En vain l'homme se flatte de se soustraire à cet empire: tout en lui est l'expression des sentimens: un mot, un geste, un regard les décèle, et son ame lui échappe.

C'est ainsi que notre corps tient malgré nous un langage qui manifeste jusqu'à nos pensées les plus secrettes. Or ce langage est l'étude du peintre : car ce seroit peu de former des traits réguliers. En effet, que m'importe de voir dans un tableau une figure muette: j'y veux une ame qui parle à mon ame. L'homme de génie ne se borne donc

pas

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