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CHAPITRE XIII.

telle's

Des formes que prend le discours, pour peindre les choses, qu'elles s'offrent à l'imagination.

Vous n'ignorez pas, Monseigneur, que

nous ne saurions réfléchir sans former des idées abstraites. Vous avez vu qu'en les formant, nous séparons les qualités des objets auxquels elles appartiennent, nous les considérons comme si elles existoient par elles-mêmes, et nous leur donnons une sorte de réalité. C'est pourquoi notre langage paroît leur attribuer les sentimens et les actions des êtres animés: nous disons: la loi nous ordonne, la vertu nous pres crit, la vérité nous guide, etc.

Nous allons plus loin: nous leur donnons un corps et une ame. Aussi-tôt elles agissent comme nous; elles ont nos vues nos désirs, nos passions. Ces êtres se multiplient sous nos yeux, ils se répandent

dans la nature, nous les apostrophons, et nous semblons attendre leur réponse.

Nous so.nmes bien plus fondés à tenir ceite conduite par rapport aux objets sensibles. Aussi tous les corps s'animent, tous, jusqu'aux plus bruts, ont leurs desseins; et nos discours ne portent plus que sur des fictions.

Ce langage doit être lié à la situation de l'écrivain. Il ne sauroit s'associer avec le sang-froid d'un homme qui raisonne ou qui analyse; il ne convient qu'à une imagination qui est vivement frappée d'une idée, et qui la veut peindre.

Fléchier pouvoit dire : les villes que nos ennemis s'étoient déjà partagées sont encore dans le sein de notre empire; les provinces qu'ils devoient ravager ont cueilli leurs moissons, etc. Mais cet orateur, ayant l'imagination remplie du tableau des peuples ligués contre la France, et des succès de Turenne, qui dissipe toutes les armées ennemies, fait une apostrophe qui convient parfaitement à la situation de

son ame.

Villes que nos ennemis s'étoient déjà

partagées, vous êtes encore dans le sein de notre empire. Provinces qu'ils avoient déjà ravagées dans le désir et dans la pensée, vous avez encore recueilli vos moissons. Vous durez encore, places que l'art et la nature ont fortifiées, et qu'ils avoient dessein de démolir; et vous n'avez tremblé que sous des projets frivoles d'un vainqueur en idée, qui comptoit le nombre de nos soldats, et qui ne songeoit pas à la sagesse de leur capitaine.

Lorsqu'on personnifie les êtres moraux, il faut avoir égard aux idées qu'on s'en fait cominunément, et aux actions qu'on leur attribue: c'est à ces deux choses que tout ce qu'on en dit doit être lié.

le

La victoire, dit M. de Noyon én parlant de Louis XIV, asservie, et inséparablement attachée au char de notre conquérant, lui doit encore plus que tribut qu'elle paie, et ne peut étre assez reconnoissante. Son trophée est formé des armes des ennemis de Louis le Grand; son front n'est couronné que des lauriers qu'il a lui même cueillis; ses mains sont pleines de nos palmes; la France seule empéche

empéche la prescription de sa gloire ou bliée dans les autres nations. Le vainqueur a plus fait pour la victoire qu'il a rendue constante, que la victoire n'a fait pour le vainqueur qu'elle rend heu

reux.

Ces pensées, s'écrie un grammairien; l'abbé de Bellegarde, sont neuves et bien maniées. Il est vrai qu'elles sont neuves; car on n'a jamais rien imaginé de semblable. Mais est-il vrai que la victoire doive de la reconnoissance à un conquérant, parce qu'elle est attachée à son char, parce qu'elle ne se couronne que des lauriers qu'il a cueillis, etc.? est-il vrai que la gloire de la victoire dépende des succès de la France? Quand Louis XIV eût été battu, y auroit-if eu lieu à la prescription de cette gloire; et n'est-il pas indifférent à la victoire que ses lauriers scient cueillis chez nous ou chez nos ennemis, que ses trophées soient formés de nos armes ou des leurs? Enfin, Louis fait-il quelque chose pour la victoire, lorsqu'il la rend constante? et n'est-ce pas la victoire qui fait tout pour lui, lorsqu'elle veut l'être?

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M. de Noyon finit, en disant que la victoire rend Louis XIV heureux. Ou cela ne veut rien dire, ou cela signifie qu'elle s'est d'elle-même attachée à son char, et qu'elle a voulu le rendre constamment supérieur à ses ennemis. C'est donc lui qui doit tout à la victoire.

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;
On a beau la prier:

La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles,
Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois;

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre,
N'en défend pas nos rois.

Que le poëte, dit l'abbé de Gama che, surle fondement qu'il personnifie la mort, affecte de paroître surpris qu'un prince ne puisse se défendre contre elle, secouru par ceux qui veillent à sa garde, c'est assurément nous marquer qu'il a des idées fort singulières.... Quand Malherbe n'exprimeroit dans ses vers aucun mouvement de surprise, son assertion n'en seroit pas moins vicieuse. On ne peut, sans tomber dans la puérilité, affirmer

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