Page images
PDF
EPUB

injustes; mais ils s'enrichissent néanmoins, et je n'ai jamais ouï dire que les partisans fussent beaucoup moins à leur aise après avoir beaucoup pillé. Mais nous n'en sommes pas en ces termes-là : nous parlons d'une fille qui jouit de la succession de sa mère, c'est-à-dire, de la langue française, qui tient sa naissance et ses richesses de la langue latine. Que si cette fille a fait valoir, par son industrie et par son travail, le bien que sa mère lui a laissé en partage; si un champ qui ne rapportoit rien est devenu fertile entre ses mains; si elle a trouvé dans une mine, des veines qu'on n'y avoit pas encore découvertes, je ne vois pas, a vous dire le vrai, qu'elle en soit plus pauvre, ni plus misérable.

Voilà une manière d'écrire dont on ne sauroit trop se garantir; elle n'a ni agré ment ni solidité; c'est un verbiage qui ne laisse rien dans l'esprit. On dit que le latin est une langue-mère, par rapport au français et à l'italien. Cette expression a l'avantage de la précision; mais le mot mère n'y est pas pris avec toute les idées qui

lui sont propres. Il seroit absurde de dire qu'une langue est mère d'une autre comme une femme est mère de ses enfans. Voilà la faute du père Bouhours: il a pris ce mot à la lettre, et c'est pourquoi il a vu parmi les langues, des femmes, des mères, des filles, des sœurs, des familles, des aînées, des cadettes, des successions, etc. Cet écrivain est fécond en mauvaises comparaisons. Aussi Barbier d'Aucourt lui reproche-t-il d'avoir comparé les langues à tous les arts, à tous les artisans, cinq fois aux rivières, et plus de dix fois aux femmes et aux filles. Voici encore un exemple où les comparaisons sont accumulées sans discernement : il est du même auteur.

Pour moi, je regarde les personnes secrètes comme de grandes rivières dont on ne voit point le fond, et qui ne font point de bruit; ou comme ces grandes forêts dont le silence remplit l'ame deje ne sais quelle horreur religieuse. Fai pour elles la même admiration qu'on a pour les oracles qui ne se laissent jamais découvrir qu'après l'événement des choses, ou pour la providence de Dieu,

dont la conduite est impénétrable à l'esprit humain.

Y a-t-il du jugement à comparer toutà-la-fois un même homme aux rivières, aux forêts, aux oracles et à la providence?

Si j'osois faire une comparaison, dit la Bruyère, entre deux conditions toutà-fait inégales, je dirois qu'un homme de cœur pense à remplir ses devoirs, àpeu-près comme le couvreur songe à couvrir; ni l'un ni l'autre ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le péril: la mort pour eux est un inconvénient dans le métier, et jamais un obstacle. Le premier aussi n'est guère plus vain d'avoir paru à la tranchée,. emporté un ouvrage, ou forcé un retranchement, que celui-ci d'avoir monté sur de hauts combles ou sur la pointe d'un clocher: ils ne sont tous deux appliqués qu'à bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce que l'on dise de lui qu'il a bien fait.

Il y a y a de la justesse dans cette comparaison, et d'ailleurs la Bruyère prend toutes les précautions possibles pour la faire passer.

On peut la lui pardonner, parce qu'il en a senti le défaut. Mais elle pèche en ce que l'état militaire emportant une idée de noblesse, on ne peut le comparer qu'à des choses auxquelles nous attachons la même idée. Il ne suffit pas de prononcer les rapports vrais, il faut encore exprimer les sentimens dont nous sommes prévenus; et nous devons peindre avec des couleurs différentes, suivant que nous portons des jugemens différens.

Si vous me demandez quelles sont les idées nobles, je vous répondrai que rien n'est plus arbitraire: les usages, les mœurs, les préjugés en décident. Si la raison régloit nos jugemens, l'utilité feroit la loi, et l'état de laboureur seroit le plus noble de tous; mais nos préjugés en jugent autrement.

CHAPITRE V.

Des oppositions et des antithèses.

ES

Les couleurs vives d'une draperie donnent de l'éclat à un beau teint; les couleurs sombres lui en donnent encore : quand il ne s'embellit pas en dérobant des nuances aux objets qui l'approchent, il s'embellit par le contraste. Voilà, Monseigneur, une image sensible des comparaisons et des antithèses. Vous avez vu quelle lumière, quelle grâce, et quelle force une pensée reçoit d'une pensée qui lui ressemble: il s'agit actuellement de considérer ce qu'elle reçoit d'une pensée qui lui est opposée. Dans l'un et l'autre cas on compare ; mais la comparaison de deux idées qui contrastent est proprement ce qu'on nomme opposition et antithèse.

Il y a opposition toutes les fois qu'on rapproche deux idées qui contrastent; et il y a antithèse lorsqu'on choisit les tours qui rendent l'opposition plus sensible. Ainsi

« PreviousContinue »