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sa hauteur. Avec de pareilles craintes, les decendans d'un grand homme se verraient toujours condamnés à l'obscurité. Non; mais ils doivent éviter de briguer une gloire parallèle.....- On ne doit juger les hommes que par comparaison avec leurs contemporains; et, comme dit Cicéron : Que les grands soient un modèle pour le public, c'est tout ce qu'on leur demande *.-En voyant de près ces grands, au milieu desquels vous allez vivre, vous en serez bientôt désabusé. Pour se désenivrer, il suffit, à ce qu'on assure, de dormir à l'ombre de la vigne : vous reconnaîtrez la chimère après laquelle vous allez courir; mais vous ne serez pas maître de renoncer à sa poursuite. Fontenelle a fort bien comparé la soif de l'ambitieux à celle de l'hydropique, qui s'irrite et s'accroît à mesure qu'on cherche à la satisfaire..

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Je mis en usage tout ce que mon esprit, mon cœur et ma mémoire purent me fournir d'argumens, pour démontrer à Sergis qu'il avait déjà fait un mauvais marché en troquant son château contre un hôtel, et qu'il se préparait à en faire un bien plus mauvais encore, en échangeant le bonheur dont il jouissait contre de brillantes illusions auxquelles il avait déjà fait le sacrifice des sentimens les plus doux, et qui finirait par exiger celui des devoirs les plus chers. Le raisonnement, qui ne sait que convaincre, l'emporte rarement sur la passion qui persuade. Mon cousin trouva que je prêchais à merveille, me remercia de mes conseils, et ne les suivit pas.

J'avais été long-tems sans le revoir. La voix publique m'apprit le double malheur dont il avait été frappé coup sur coup: il avait marié sa fille à un homme puissant, qui fut disgracié et forcé de s'expatrier, un mois après son mariage; son fils dont il avait forcé l'inclination pour le faire entrer au service, avait été tué en duel, en prenant la défense de son beau-frère attaqué dans son honneur par un de ses camarades.

Je sentis tout ce que ma vue pouvait avoir de pénible pour M. de Sergis dans les premiers momens de sa douleur ; je me contentai de me faire écrire à sa porte.

Mon procès, à la veille d'être jugé, et dans lequel il doit intervenir comme un des héritiers de la dame qui plaide contre moi du fond de son tombeau, me força, ces jours derniers, de me présenter chez lui. Jamais contraste plus affligeant n'avait frappé mes yeux; Mme de Sergis, chez laquelle je fus introduit d'abord, et que j'eus de la peine à reconnaître, tant le chagrin avait altéré ses traits, portait, contre l'usage, le deuil de son fils; l'empreinte aride du désespoir était sur sa figure. Elle re

* Cæteris specimen esto, quod si est tenemus omnia.

Pensées de CICERON

trouva quelques larmes en me voyant. Quelle autre consolation pouvais-je lui donner que de pleurer avec elle? En contemplant cette femme adorable (que j'avais vue, quelques mois avant, la plus heureuse des épouses et des mères), flétrie par la douleur, sans famille, seule au milieu d'un palais où le désespoir habitait avec elle, je faisais de bien douloureuses réflexions; la présence de son mari m'en fit naître de bien amères.

Je le trouvai dans un cabinet où je ne parvins qu'en traver sant la foule des solliciteurs qui se pressaient dans les salons et dans les antichambres; il ne me dit pas un mot de sa femme ni de ses enfans, son air était sec, son front soucieux. Il était aisé de voir, au premier coup-d'oeil, que le poids des affaires écrasait sa faiblesse, qu'il errait dans un labyrinthe où chaque pas l'égarait davantage. Il convint avec moi qu'il ne s'était imposé qu'un honorable tourment: sans cesse entouré d'envieux et de flatteurs, tourmenté par des lettres anonymes, espionné, calomnié, persécuté par des ennemis déguisés sous toutes les formes, il n'avait de repos ni jour ni nuit, et cependant son plus grand supplice était la crainte de perdre une place devenue pour lui la source intarissable de tous les maux dont il était assiégé. Quel dédommagement y trouvait-il pour tant de périls, tant de souffrances, tant d'inquiétudes ?.. On l'appelait MONSEigneur.

N° XVIII. 27 novembre 1815.

MON PROCÈS JUGÉ *.

Comment y aurait-il des procès au monde, si jamais une mauvaise cause ne trouvait d'avocat pour la défendre? C'est une question que je soumets à toutes les académies de jurisprudence.

DIDEROT.

Les trois plus mauvaises nuits que l'on puisse passer dans ce monde sont, je crois, celles qui précèdent un jour de noce pour un jeune homme qui épouse une vieille femme; un jour de pre

* Voyez page 79.

mière représentation pour un auteur qui débute dans la carrière du théâtre; un jour d'audience pour un plaideur qui attend un jugement d'où dépend sa fortune entière. L'état sauvage, n'eût-il sur l'état civilisé d'autre avantage que de mettre les hommes à l'abri de cette triple épreuve, on ne devrait pas s'étonner qu'il ait trouvé de si zélés défenseurs.

Qui m'eût dit, il y a trois mois, quand je parcourais les vastes galeries du Palais pour y acheter des mules; quand je répondais aux questions ingénues que me faisait mon bon Zaméo sur les noirs habitans de ces antiques voûtes; qui m'eût dit alors que quatre-vingt-cinq jours après j'y rentrerais avec la crainte d'en sortir ruiné; que j'aurais à y répondre aux arguties frauduleuses d'un marchand de paroles salarié pour travailler à ma ruine, pour égarer l'opinion de mes juges, pour m'enlever, par un arrêt en forme, un héritage dont ma famille est en possession de tems immémorial?

Un mot de mon avocat m'avait appris, lundi dernier, que ma cause devait être jugée le lendemain : j'eus beau appeler la philosophie à mon secours; j'eus beau me dire qu'il était bien difficile que la justice, quelque juste qu'elle fût, ne m'en laissât pas assez pour le petit nombre de jours qui me restait à vivre; je n'en passai pas moins une de ces nuits qui paraissent si longues à l'inquiétude qui veille. Tous les détours de la chicane, tous les défauts de formes, toutes les fausses applications de principes dont mon adversaire pouvait s'armer contre moi, se présentèrent en foule à mon imagination; et comme la crainte ne s'effraie pas moins des chimères qu'elle se forge, que l'espérance ne se repaît des illusions qu'elle se crée, je voyais déjà des oppositions entre les mains de mes fermiers; mon patrimoine en vente par autorité de justice; les huissiers, les greffiers envahissant mon domicile, et procédant par vacations aux saisies, aux inventaires, aux procès-verbaux, dont le prix devait finir par absorder le peu qu'aurait pu me laisser l'exécution littérale du jugement rendu contre moi.

Ce fut au milieu de ces tristes réflexions que je m'acheminai vers le Palais, où j'arrivai de très-bonne heure, comme ces faux braves qui ne croient jamais arriver assez tôt au rendezvous. Me voilà dans cette grande salle, si bien nommée des Pas-Perdus: tantôt les yeux fixés sur la porte de cette seconde chambre, que je comparais en ce moment à la boîte de Pandore, tantôt regardant avec inquiétude tous les gens qui passaient près de moi, en robe noire, et auxquels je me croyais obligé de prodiguer les saluts, dans la peur d'indisposer, sans les connaître, quelques-uns de ceux à qui j'allais avoir affaire: ma politesse s'étendait jusqu'aux huissiers, jusqu'aux garçons de salle.

Je voyais arriver les uns après les autres mes confrères les plaideurs, marchant à la suite de leurs procureurs, lesquels répondaient avec tout le sang-froid de la plus imperturbable indifférence aux questions vives et multipliées que ceux-là leur adressaient. Vinrent ensuite les avocats : les uns avec le portefeuille sous le bras; les autres, en vieux praticiens, rigides observateurs des anciens usages, munis du sac gothique sans lequel Perrin-Dandin ne pouvait faire un pas. Que de figures à peindre, que d'observations. à faire, pour un homme moins occupé d'intérêt personnel que je ne l'étais alors!

En tout lieu la personne que l'on cherche est toujours la dernière que l'on trouve; tandis qu'au milieu de cette foule (où j'aurais pu me croire au bal de l'Opéra si j'avais eu l'esprit à la danse) je cherchais à reconnaître mon procureur et mon avocat sous leur domino, je me trouvai face à face avec ma partie adverse. Mon sang s'alluma tout-à- coup à la vue de ce vieux coquin, dont les yeux-véron semblaient me dire : « Tu ne t'attends pas aux coups que nous allons te porter. » Il passa tout près de moi, et me salua d'un air si insolent et si goguenard, en soulevant son crasseux bonnet, que j'eus un moment l'envie de prendre avec ma canne un à- compte sur la justice qui m'était due, et que j'avais bien peur de réclamer en vain; mais j'aperçus M. Datès je courus à lui, et lui témoignai la crainte que j'avais eue qu'il n'arrivât trop tard.

« Je ne suis pas, me dit-il en riant, de ceux qui viennent deux heures avant l'audience chercher des cliens dans la grand'salle; le procureur dont la clientelle est faite, dont tous les momens sont employés, ne vient pas ici perdre un tems précieux; il ne s'y rend qu'au moment même où sa présence peut être utile.

>> Les trois quarts des avocats et des procureurs que vous voyez dans cette salle n'ont sous le bras que des dossiers d'apparat, de vieilles procédures de rebut qu'ils ont achetées avec leur étude, dont ils connaissent à peine l'objet, et qu'ils n'apportent que pour se donner une contenance; l'air affairé qu'ils affectent avec des cliens de louage

N'en impose qu'aux geus qui ne sont pas d'ici.

Si vous écoutiez leur conversation, vous seriez tout surpris d'apprendre qu'il est question de la pièce nouvelle, ou d'un article de journal... >>

L'arrivée de mon avocat ramena l'entretien sur mes affaires personnelles : « Au choix de l'avocat plaisant ou du plaisant avocat que notre partie adverse a fait, me dit M. Dorfeuil, je crois avoir deviné leur système d'attaque, et je ne suis

pas embarrassé de le ruiner de fond en comble; il y a un côté comique dans votre affaire; mon confrère Bawler ne manquera pas de s'en saisir la plaisanterie est un genre d'escrime où il excelle; et ce ne serait pas la première cause qu'on aurait gagnée à la pluralité des quolibets heureusement je me suis mis en garde contre ses sarcasmes et ses bons mots. En cherchant à les repousser, à force de raison, prenons garde d'ennuyer l'auditoire et d'endormir Messieurs; ce ne serait pas la première cause qu'on aurait perdue tout d'un somme. Ne craignez rien, `je ferai en sorte de tenir mon monde éveillé : nous avons pour nous le fait et le droit, mais nous avons à nous défendre de la forme contre des gens qui savent tout le parti qu'on en peut tirer. Dufain ne s'en cache pas; le Code est son Evangile, et tous ses cas de conscience sont décidés par son avocat. Je suis casuiste aussi, et je connais son for intérieur. ma cause était celle d'un autre, je ne serais embarrassé que de savoir ce que la partie adverse pourrait dire à l'appui de la sienne. De fort bonnes choses, peut-être ce n'est pas faute d'avoir des idées très-exactes de l'honnêteté que les malhonnêtes gens se conduisent mal écoutez-les quand ils se défendent, mais, sur-tout, quand ils accusent; vous ne trouverez à reprendre que l'application qu'ils font des excellens principes qu'ils invoquent.... "

:

- Si

M. Dorfeuil fut interrompu par quelques-uns de ses cliens qui vinrent tour-à-tour lui parler de leur affaire; il répondit à chacun avec autant de clarté, de précision, que s'il n'eût eu à s'occuper que de celle du dernier qui lui parlait. Cependant il avait ce jour-là, sans compter la mienne, trois causes à plaider : une redevance contre laquelle on faisait valoir la prescription; une question d'état civil d'un très-haut intérêt; une demande en résiliation de bail.

Enfin les portes de la chambre s'ouvrirent, les huissiers prirent leur place; et le public du Palais (qui se compose, pour les quatre cinquièmes, de gens désœuvrés qui ont trois ou quatre heures de la journée à perdre), à défaut de séance à la cour d'assises, se porta en foule à cette audience civile. Ma place me fut assignée entre mon avocat et mon procureur: un murmure d'impatience satisfaite annonça l'entrée des juges, dont la contenance grave et réfléchie n'était cependant pas tellement uniforme qu'on ne pût y démêler la trace de leurs différens caractères. L'huissier frappe trois coups, et la

séance est ouverte.

Le greffier se mit en devoir d'appeler les causes d'une voix masillarde occasionnée par la pression des deux verres de ses lunettes, qu'il n'a probablement pas voulu changer contre

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