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dont l'enlèvement n'aurait pas produit d'aussi vives réclamations que celui du Louvre.

Vers une heure, tout était tranquille au corps-de-garde : les lectures, les jeux, les chants avaient cessé; tout le monde, excepté moi, dormait d'un profond sommeil, et le silence de la nuit n'était interrompu que par le ronflement d'un gros biset, dans le nez duquel l'air s'engouffrait avec un bruit épouvantable. Tout-à-coup la sentinelle crie au feu; en un moment le poste est sur pied, et un détachement de dix hommes, dont je fais partie, se porte en hâte vers le lieu où se manifestait l'incendie.

Nous arrivâmes avant les pompiers, et notre premier soin, en approchant d'une maison en feu dont les habitans jetaient les hauts cris, où le danger s'accroissait par l'épouvante et par le désordre, fut d'enfoncer les portes et d'en faire sortir le plus promptement possible les femmes, les enfans, sur qui se porte le plus pressant intérêt et auxquels sont dus les premiers secours. C'est une justice à rendre aux Parisiens: il n'est pas d'hommes au monde plus sensibles à la pitié ; la garde nationale, que l'on peut regarder comme l'élite des habitans de cette grande ville, ne pouvait manquer de donner en cette circonstance l'exemple du zèle et du courage : les postes voisins se joignirent au nôtre; les pompiers accoururent; et telles furent la promptitude, l'intelligence et l'efficacité des secours, qu'en moins de deux heures un incendie qui menaçait tout un quartier fut éteint sans qu'il en coûtât la vie à personne: et sans que le feu eût étendu ses ravages au-delà de l'appartement où il s'était manifesté.

Il était près de trois heures lorsque nous rentrâmes; et, tout en buvant un bol de punch que notre officier avait fait préparer, nous nous entretenions du drame dont nous venions d'être témoins et acteurs. Une nouvelle aventure vint nous offrir le sujet de la petite pièce.

et

Nous vîmes arriver un bon bourgeois d'une cinquantaine d'années, porteur d'une de ces figures qu'on ne trouve qu'à Paris, dont la candeur a quelque chose de si comique, l'importance quelque chose de si burlesque, qu'on commence toujours par rire de leur présence avant de connaître l'objet de leur visite: celui-ci, dont la maison était voisine de notre corps-de-garde, venait nous prier de le faire rentrer chez lui. «Il avait été dîner à la campagne chez un ami où il devait coucher: mais cet ami, qui logeait plusieurs officiers étrangers, n'ayant pas de lit disponible, il avait été forcé de revenir; et sa femme, jalouse à l'excès, refusait de lui ouvrir la porte: il se réclamait d'un de nos camarades avec lequel il était intimement lié, et qu'il savait être de garde au poste que nous occupions. »

La personne dont il invoquait le témoignage avait obtenu, je ne sais sur quel motif, la permission de s'absenter pendant quelques heures de la nuit; on n'en montra pas moins d'empressement à lui rendre le service qu'il venait réclamer: trois hommes furent commandés avec moi, pour aller sommer la dame de recevoir son mari.

Nous frappons à coups redoublés: une fenêtre de l'entresol s'ouvre, l'épouse délaissée paraît, et, d'un son de voix trèsdoux qui semblait appartenir et qui appartenait en effet à une très-jeune femme, elle nous fait l'énumération des griefs qu'elle avait contre son mari : il s'excuse d'un ton de vérité qui nous persuade en même tems qu'il nous fait rire nous commençons par intercéder pour lui, la jeune dame qui paraissait vouloir gagner du tems, nous invite, au nom des mœurs, à faire passer à son mari la nuit au corps-de-garde; nos jeunes gens, qui se mettent d'autant plus volontiers à la place de ce dernier, que sa femme, dont ils distinguent les traits au clair de la lune, leur paraît fort jolie, insistent pour qu'elle ouvre ; j'en donne l'ordre formel, en menaçant d'employer les moyens de rigueur; elle se décide enfin pour éviter le scandale; après quelques minutes la porte de l'allée s'ouvre; nous montons sans lumière avec le mari, qui se confond en remercîmens, et nous ne le quittons qu'après l'avoir entendu refermer sur lui la porte de son appartement : nous retournons au corps-de-garde; nous étions quatre quand nous en sommes sortis, nous nous trouvons cinq en y rentrant, et de ce nombre était le garde national absent par permission, dont le bon mari s'était particulièrement réclamé; sa présence inattendue excita d'interminables éclats de rire, qui redoublèrent à la vue de son sabre et de sa giberne placés sur la même épaule et d'une de ses guêtres mise à l'envers.

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Je ne charge pas un ennemi seul ; j'attaque une armée entière,

Non siculæ dapes

Dulcem elaborabunt saporem ;

Non avium cytharœque cantus
Sumnum reducent

HOR., Od. 1, liv. 3.

Les mets les plus exquis ont perdu pour lui leur sale chant des oiseaux, les instrumens de musique les plus harmonieux ne lui rendront point le sommeil.

veur;

De toutes les passions qui tourmentent le cœur humain, l'ambition, que l'âge augmente, que les revers irritent, que les succès enflamment; qui ne connaît ni but, ni repos, ni trève, l'ambition, dis-je, est l'ennemie la plus irréconciliable du bonheur de l'homme. Cent moralistes l'ont dit avant moi; à l'appui de leurs préceptes, je me contenterai de citer un exemple, et de présenter à mes lecteurs un tableau dont la vue a fait sur mon esprit une impression profonde que je désirerais leur faire partager.

Le procès dans lequel je suis engagé m'a fait retrouver un parent assez proche, dont je ne soupçonnais pas même l'existence et le besoin des renseignemens que je ne pouvais obtenir que de lui m'avait conduit, il y a deux mois, dans la terre qu'il habite aux environs de Creil, sur les bords de l'Oise. L'image du bonheur ne s'était jamais offerte à mes yeux sous un aussi ravissant aspect.

M. de Sergis, âgé de quarante-cinq ans tout au plus, homme d'esprit, possesseur d'une grande fortune, dont il faisait le plus honorable usage, était l'époux d'une femme de dix ans plus jeune que lui, dont la beauté n'était que la moindre des perfections; il est impossible de réunir plus de vertus, de talens et de grâce. Le Ciel, qui semblait avoir pris à tâche de combler M. de Sergis de toutes ses faveurs, Jui avait donné deux enfans (un fils de dix-sept ans et une fille de seize) doués de ces figures idéales qu'Angélica Koffmann ou Prud'hon se sont plu à créer.

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Jefus accueilli avec une extrême bonté dans cette heureuse famille, dont l'habitation charmante aurait mérité d'être décrite par le chantre des Jardins.

Je retournai souvent dans ce château, où j'aimais à me convaincre que la félicité humaine avait enfin trouvé un asile. Un jour que M. de Sergis était absent, je crus, pour la première fois, remarquer un nuage d'inquiétude et de tristesse sur la figure de sa femme. Mon âge, mes relations de parenté donnèrent un prétexte à mon indiscrétion; je lui fis part d'une remarque qui m'alarmait : « M. de Pageville, me ditelle avec un profond soupir, vous m'avez souvent félicitée sur mon bonheur; je le croyais inébranlable sur les bases où je l'avais fondé ; cependant j'ai tout lieu de craindre de le voir incessamment renversé.... ( et répondant, sans l'attendre, à une question que la surprise allait m'arracher :) L'ambition, continua-t-elle, s'est emparée du cœur de mon époux : les événemens politiques, en lui rappelant ce qu'il doit à ses ancêtres, l'égarent sur ce qu'il se doit à lui-même et à ses enfans. Il s'est montré à la cour; on s'y est souvenu de son nom; dès ce moment, les fumées de l'ambition, les rêves de la grandeur ont troublé ses esprits, altéré son jugement, et peut-être détruit pour toujours son repos et le nôtre. »

Cette dame entra avec moi dans le détail des circonstances qui avaient amené cette révolution subite dans les principes et dans le caractère de son époux; elle me parla de ses nouvelles liaisons, de ses projets ambitieux dont il ne faisait déjà plus mystère, et finit par me prier instamment d'employer, pour le ramener à des idées plus saines, tous les moyens de persuasion que pouvait me suggérer ma longue expérience des hommes.

Ce jour là même, je le vis arriver à la campagne dans l'étrange appareil d'un ancien courtisan de l'OEil-de-Boeuf ; il embrassa d'un air distrait sa femme et ses enfans, et donna l'ordre à ses gens de tout préparer pour retourner le lendemain à la ville.

<< En trois jours, j'ai terminé de grandes affaires ( me dit-il en s'asseyant près de Mme de Sergis, qui l'écoutait avec une inquiétude visible): j'ai fait l'échange de cette terre, qui est beaucoup trop loin de Paris, contre un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré; j'ai obtenu pour Jules (c'est le nom de son fils) un brevet de sous-lieutenant de cavalerie, et j'ai reçu pour ma fille ( ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de sa femme) des propositions de mariage auxquelles je n'ai pas voulu répondre, toutes brillantes, tout inespérées qu'elles sont, avant de vous avoir consultée. » Mme de Sergis, après avoir pris un prétexte pour faire sortir ses enfans, voulut

représenter à son mari » que les études et les dispositions de son fils l'appelaient dans la carrière des lettres; qu'ils avaient déjà contracté pour leur fille une sorte d'engagement où tous les rapports de goût, d'âge, de convenances se trouvaient réunis; mais il écouta ses représentations avec tant d'impatience, il y répondit d'un ton si sec, que Mme de Sergis se leva et sortit pour cacher l'émotion trop vive dont elle n'était plus maîtresse.

« On n'accusera pas ma femme d'être ambitieuse ( dit-il avec un sourire forcé)!-Non sans doute; mais ce reproche, mon cousin, ne pourrait-il pas vous atteindre ?-Du moins je ne pense pas qu'il puisse raisonnablement s'adresser à celui qui se borne à faire valoir ses droits et à se replacer à son rang dans l'ordre social. Vous étiez si bien !

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Du désir d'être mieux naît le malheur des hommes,

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a dit je ne sais plus quel poète. Est-il un rang dans la société au-dessus de celui où vous a placé la fortune? Riche, indépendant, honoré, chéri de tout ce qui vous entoure, vous jouissez des biens que les autres espèrent; et, quelque souhait que vous formiez maintenant, vous ne pouvez plus aspirer qu'à descendre.-Mon Dieu, j'ai goûté les charmes, et je connais le prix de cette médiocrité d'or que vous me vantez après Horace; mais on ne se doit pas seulement à soi-même à sa famille; on a des devoirs à remplir envers son prince, envers ses concitoyens ; et quand on est, comme moi, sur le chemin des honneurs, je pense qu'il y aurait plus d'égoïsme que de modestie à les fuir. Je vous dirai, à vous, mon cousin, ce que je n'ai pas encore osé dire à ma femme, que , que l'habitude a, pour ainsi dire, confinée dans la vie domestique je suis à la veille d'obtenir une très-grande place et toutes les dignités qui l'accompagnent. Quelle excuse, quel prétexte même aurais-je pour la refuser? Je vous le demande à vous- même, en vous priant de vous rappeler que j'ai quarante-cinq ans, et qu'un de mes aïeux a occupé le poste éminent que l'on paraît vouloir m'offrir.-Puisque vous me permettez de m'expliquer franchement, je vous répondrai qu'il est telles circonstances où les hommes en place qui se croient élevés ne sont qu'en l'air, et où les services que l'on peut rendre, avec les intentions les plus pures et le zèle le plus ardent, ne peuvent balancer le mal que l'on peut faire par le défaut d'expérience, de lumières et de talens supérieurs qu'exigerait alors une place de cette importance pour être dignement remplie; et, puisque vous me parlez de votre illustre aïeul, je dois vous montrer, dans sa réputation même, l'écueil où viendra nécessairement échouer la vôtre. On s'armera de sa force contre votre faiblesse, et, feignant de vous mesurer avec lui, on vous rabaissera de toute

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